Certains jours, Orsolya (Eszter Tompa) a plus de mal à assumer son métier d’huissier de justice. Accompagnée de gendarmes, la fonctionnaire se rend dans un immeuble du centre-ville de la ville de Cluj en Transylvanie pour déloger Ion (Gabriel Spahiu), un ancien sportif devenu sans abri. Le malheureux est sommé de quitter définitivement le local exigu de la chaufferie car le bâtiment doit être transformé en hôtel de luxe.
Dans un geste désespéré, Ion profite du temps accordé par Orsolya afin qu’il rassemble ses affaires pour se pendre au radiateur du local. De retour, l’huissière et les gendarmes ne peuvent que constater le décès du sans abri. Saisie de remords, Orsolya décide de ne pas partir en vacances avec son mari et ses enfants. Restée seule en ville, elle se retrouve face aux contradictions d’un métier qu’elle tente d’exercer avec le plus d’humanité possible, citoyenne tourmentée par l’hypocrisie de la situation.
Disparition coupable
Proposé dans un premier temps comme un téléfilm à HBO Roumanie, Kontinental ’25 s’inspire d’une histoire similaire lue dans la presse roumaine par Radu Jude. Le projet s’est finalement imposé naturellement au cinéaste devant l’explosion du marché immobilier en parallèle des inégalités croissantes dans un pays avec un PIB pourtant en pleine croissance. Cette question d’injustice économique, décidément dans l’air du temps, plane sur le film avec le sacrifice originel du malheureux Ion que l’on suit au début du film déambulant dans une ville qui n’a pas de place à lui offrir.
Tourné en parallèle de Dracula (2025), adaptation libre du mythe du célèbre vampire, Kontinental ’25 est réalisé avec un iPhone. Le cinéaste a fait ce choix pour réduire au minimum les moyens et éviter le hiatus d’un film traitant de la pauvreté avec un budget confortable. Avec sa réalisation basique, Radu Jude revendique deux inspirations thématiques. Tout d’abord Europe 51 (1952) de Roberto Rossellini dans lequel l’héroïne est rongée par la culpabilité après le suicide de son fils. Un poster du film apparaît d’ailleurs dans Kontinental ’25 comme un clin d’œil.
L’autre inspiration est purement structurelle. Comme Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock, le film s’attache au début à un personnage destiné à disparaître pour laisser sa place à d’autres protagonistes. Ainsi Ion le sans-abri laisse sa place à Orsolya l’huissière qui porte sa mort comme une tâche sur la bonne conscience qu’elle tente d’entretenir malgré tout. La disparition du sans abri prend ici une signification politique, la pauvreté est littéralement effacée du tableau.
Malaises en série
Mais de quoi Orsolya se sent-elle coupable ? De ne pas avoir su empêcher la mort du sans-abri, évidemment. Une idée que ses collègues et son entourage balaient d’un revers de la main. L’acte désespéré était imprévisible, elle a fait « ce qu’elle a pu » vu les circonstances. Et cette idée d’en faire assez ou non, pour Ion mais aussi pour les autres, hante le film instillant une ambiance malaisante et désabusée qui fait écho au film précédent du réalisateur, le bien nommé N’attendez pas trop de la fin du monde (2023).
Ville à l’industrie florissante, Cluj est minée par un manque d’infrastructures publiques et une gentrification symbolisée dans le film par le projet de l’hôtel de luxe qui pousse Ion vers une sortie définitive. L’environnement urbain du film accompagne cette idée d’une rupture dérangeante dans la société.
Ce conflit fait écho aux menaces que reçoit Orsolya. Car elle appartient à la minorité hongroise de Roumanie, des messages de haine la prennent pour cible sur les réseaux sociaux l’accusant d’avoir tué le sans abri. L’occasion pour le film d’un rappel sur l’histoire de la Transylvanie rattrapée par un nationalisme très en vogue. Comme dans Bad Luck Banging or Loony Porn (2021) – lire notre critique – où une professeure se voit conspuée par des parents d’élèves suite à une sex tape diffusée sur Internet sans son accord, Kontinental ’25 prend un malin plaisir à révéler le ridicule des situations les plus tragiques.
Avec ce personnage d’huissière, Radu Jude interroge la culpabilité inhérente à sa profession mais aussi, et surtout, celle qu’elle ressent en tant que citoyenne. Tout au long du film, Orsolya répète ad nauseam comment le malheureux s’y est pris pour se pendre au radiateur aux personnes qu’elles croisent. Cet effet de répétition renforce l’absurde fatalité de la situation. Le mal est fait, il faut désormais vivre avec. Et c’est cette échappatoire vers une bonne, ou au moins meilleure conscience, qui est interrogée par le cinéaste.
Lots de consolation
Toutes ces thématiques s’entremêlent et s’incarnent dans une culpabilité qui cherche l’absolution morale. Tentative vaine puisque rien ne pourra être réparé. Pour apaiser sa conscience, Orsolya se confie sur ses malheurs à son amie Dorina (Oana Mardare). En retour, l’amie partage ses états d’âme vis à vis d’un sans abri qu’elle a fini par éviter à cause des nuisances olfactives dont il était coupable. Dans cette séquence, Radu Jude dérange en agitant l’aspect peu ragoutant du manque d’empathie.
Mais, dans leur malheur, les deux amies se consolent en énumérant les bonnes causes auxquelles elles versent de l’argent régulièrement. Deux euros par-ci, deux autres par là… Ces dons mensuels automatiques aux ONG, associés à la lecture d’intellectuels de gauche, sont les pansements sur les réalités systémiques dont elles sont complices. La scène est cruelle pour les deux amies pour ce qu’elle révèle d’une hypocrisie ou, a minima, d’un aveuglement devant l’impact très limité de ces bonnes actions.
Comme une litanie, l’Ukraine et Gaza reviennent dans les discussions tel des échos terriblement concrets de ces crises mondiales devant lesquelles le simple citoyen se sent si impuissant. Kontinental ’25 met parfaitement en scène cette impression désagréable d’inutilité et de complicité passive face à un monde qui ne s’arrête pas de tourner pour nous demander notre avis. Dans ce maelstrom de malheur les paroles creuses du prêtre consulté par Orsolya semblent une bien maigre consolation.
Si Kontinental ’25 n’a pas la prétention de condamner cette tendance humaine à tenter de réconforter sa conscience face aux injustices du monde, le film les observe avec une acuité malaisante. Une justesse d’autant plus cruelle que toute résistance semble vaine face à une oppression dont nous sommes toutes et tous complices.
> Kontinental ’25, réalisé par Radu Jude, Roumanie – Suisse – Luxembourg – Brésil – Royaume-Uni, 2025 (1h49)