« Bad Luck Banging or Loony Porn », petit traité d’obscénité

« Bad Luck Banging or Loony Porn », petit traité d’obscénité

« Bad Luck Banging or Loony Porn », petit traité d’obscénité

« Bad Luck Banging or Loony Porn », petit traité d’obscénité

Au cinéma le 15 décembre 2021

Après qu'une sextape tournée avec son mari ait été diffusée sur Internet, Emi, une enseignante, doit affronter les parents d'élèves qui exigent son renvoi. Pamphlet sur l'hypocrisie et l'intolérance de notre époque, Bad Luck Banging or Loony Porn met en perspective la notion d'obscénité avec une ironie mordante. Aussi libre dans son propos que dans sa forme, ce brûlot politique signé Radu Jude ébranle les certitudes trop bien fondées.

Emi (Katia Pascariu) se retrouve dans la tourmente après la diffusion sur Internet d’une sextape tournée avec son mari. Son intimité dévoilée, le scandale est d’autant plus retentissant qu’elle exerce le métier d’enseignante.

Sa carrière et réputation en jeu, Emi est forcée de rencontrer les parents d’élèves qui exigent son renvoi. Mais la professeure refuse de céder à leur pression et profite de l’occasion pour questionner la place de l’obscénité dans nos sociétés.

Bad Luck Banging or Loony Porn © Silviu Ghetie / Micro Film 2021

À poil sur le net

Pour les cinéastes, une conversation entre amis peut parfois remplacer une bonne séance de brainstorming. C’est en effet lors d’échanges avec son entourage que le réalisateur de Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares (2018) a trouvé le sujet de son nouveau film.

À force d’évoquer des cas de professeurs exclus de leurs écoles – en Roumaine ou ailleurs – pour des motifs liés à leur vie privée, cette problématique s’est imposée d’elle-même. Récompensé par l’Ours d’or à la Berlinale en 2021, Bad Luck Banging or Loony Porn explore les réactions sociales face à cette intimité dévoilée par inadvertance aux yeux de tous.

Habitué à dévoiler les travers peu reluisants de la société, le cinéaste roumain dynamite cette fois-ci de façon jubilatoire l’hypocrisie de certains face à la notion d’obscénité. Et si les acteurs sont tous masqués à l’écran – pandémie oblige –, Radu Jude ne prend pas de gants pour exposer frontalement les choses.

Bad Luck Banging or Loony Porn © Silviu Ghetie / Micro Film 2021

Zob scène

L’entrée en matière de Bad Luck Banging or Loony Porn a de quoi déstabiliser. Une sextape dévoilée sur Internet est-elle au cœur du scandale ? Le film débute donc sans aucune gêne avec ladite vidéo porno. En intégralité et sans censure, les quelques minutes d’actes sexuels sont exposés devant nos yeux ébahis. Sans préliminaires.

Rares sont les films qui assument une représentation si franche d’actes sexuels valant d’ailleurs au film une interdiction au moins de 16 ans. Mais cette exposition à l’objet du délit n’est pas une provocation gratuite, loin de là. Mater ce qui ne devait pas être vu est primordial pour le cinéaste. Avec cette provocation assumée, il nous prend à partie pour la suite des évènements.

Et si l’on ressent de la gêne devant ces images, d’autant plus dans une salle de cinéma où on ne regarde plus d’images pornographiques entre inconnu.e.s, c’est une part du processus. Avant de faire s’abattre sur l’enseignante l’ire des parents d’élèves, Radu Jude nous confronte à notre propre rapport à cette sexualité exposée qui n’aurait pas dû être dévoilée. Dès les premières minutes du film, il vient titiller nos limites et notre propre hypocrisie, testées tout au long du film.

Bad Luck Banging or Loony Porn © Silviu Ghetie / Micro Film 2021

Porn is in the air

Passé l’effet de surprise devant une telle audace pornographique, la tension retombe avec une déambulation de la professeure dans les rues de Bucarest. Une journée a priori banale pendant laquelle le cinéaste joue avec notre attention aux détails. Désormais habillée, Emi semble se rendre à un rendez-vous mais c’est l’environnement auquel il faut porter attention.

Le périple urbain de l’enseignante se déroule en effet dans un univers chaotique. L’espace public traversé par Emi n’est que vulgarité, misère et consumérisme débridé. Une vision d’autant plus cauchemardesque de la modernité qu’elle est réaliste. Si on veut bien y prêter attention, les signaux pornographiques sont omniprésents : les affiches publicitaires en ont adopté les codes sans que plus personne ne s’en émeuve.

Après un départ très cash, Bad Luck Banging or Loony Porn distille plus insidieusement une obscénité quotidienne omniprésente dans nos rues qui ne choque plus personne. De l’affichage publicitaire aux comportements grossiers ou agressifs, la déambulation d’Emi collecte ces transgressions acceptables, validées de fait par une indifférence globale.

Bad Luck Banging or Loony Porn © Silviu Ghetie / Micro Film 2021

Abécédaire obscène

Ces éléments acceptés par tous sont à mettre en perspective avec la vidéo supposée si choquante de l’enseignante. Divisé en trois parties distinctes, Bad Luck Banging or Loony Porn abandonne pourtant provisoirement Emi pour laisser place à un étrange abécédaire constitué d’images d’archives empruntées à la télévision, la publicité et d’autres sources variées.

De lettre en lettre, Radu Jude nous confronte à de très courtes séquences où des obsessions de notre époque côtoient des lieux communs, sans oublier certaines pages parmi les plus honteuses du XXème siècle. Un interlude hétérogène à la fiction qui vient renforcer la réflexion subtilement initiée lors du périple de la professeure dans les rues de Bucarest.

Ce montage insolent à l’humour corrosif pose lentement mais sûrement la question de la définition de l’obscénité. Comment définir ce qui est obscène ? Et qui a l’autorité nécessaire pour le faire ? Cette étonnante seconde partie démontre la liberté formelle du film qui s’aventure vers le film essai. L’esprit frondeur de ce drôle d’abécédaire catalogue des actes dont l’indécence n’a rien à envier à la vidéo scandaleuse qui plonge Emi dans la tourmente.

Bad Luck Banging or Loony Porn © Silviu Ghetie / Micro Film 2021

Conseil pas classe

Cette idée d’une obscénité socialement acceptable et d’une autre intolérable est au cœur de la dernière partie du film. Emi se retrouve confrontée aux parents d’élèves mortifiés à l’idée que leur progéniture ait pu voir leur professeure en action. Cette réunion qui a tout d’un tribunal populaire va complètement partir en vrille.

Évidemment cette confrontation pose des questions directement liées à la mise en ligne d’une vidéo d’ordre privée. L’enseignante peut-elle être tenue responsable du scandale alors qu’elle n’a pas cherché à diffuser la vidéo de ses ébats ? La sextape ne fait que montrer au final deux adultes consentants prenant du bon temps.

Mais Emi a du mal à faire entendre son statut de victime dont l’intimité a été exposée. Derrière leurs masques, les parents d’élèves ont tous un avis bien précis sur la sextape. Pour ajouter au malaise, le film se retrouve d’ailleurs diffusé à l’assemblée pour le plus grand bonheur des voyeurs hypocrites. Sans filtre, certains parents n’hésitent pas à exprimer des opinions sur les pratiques sexuelles de l’enseignante. Un attaque « slut shaming » qui n’est qu’un préliminaire à la dérive totale d’un procès malsain.

Bad Luck Banging or Loony Porn © Silviu Ghetie / Micro Film 2021

Trique politique

Au-delà des réactions épidermiques à la sextape, Radu Jude s’intéresse à ce qu’elles révèlent socialement et politiquement de son pays. Débute alors un réjouissant jeu de massacre. La réunion devient un procès en sorcellerie dépassant largement le sujet d’origine.

Réunis dans leur réprobation de la sexualité de la professeure de leurs enfants, les parents se sentent pousser des ailes. Alors que les reproches fusent, la question de la sexualité s’éloigne peu à peu. La boîte de Pandore ouverte : l’intolérance, le racisme, la misogynie et tant d’autres travers se dévoilent  au grand jour.

Avec ce tribunal d’inquisition qui n’a plus ni queue ni tête, la réelle notion d’obscénité devient plus concrète. En fonçant allègrement vers une conclusion complètement déjantée, Bad Luck Banging or Loony Porn dénonce une époque en proie à une défaite de la pensée à tous niveaux.

Comédie provocatrice explosant en brûlot politique, Bad Luck Banging or Loony Porn est une œuvre à la liberté exaltante. En questionnant notre rapport à l’obscénité, Radu Jude dynamite gaiement les travers réactionnaires d’une époque déprimante. Un exutoire à la médiocrité ambiante qui fait du bien alors qu’une personne sur trois se dit prête, en France, à voter pour l’extrême droite dans les sondages.

> Bad Luck Banging or Loony Porn (Babardeală cu buclucsau porno balamuc), réalisé par Radu Jude, Roumanie – Croatie – Luxembourg – République Tchèque, 2021 (1h46)

Bad Luck Banging or Loony Porn (Babardeală cu buclucsau porno balamuc)

Date de sortie
15 décembre 2021
Durée
1h46
Réalisé par
Radu Jude
Avec
Katia Pascariu, Claudia Ieremia, Olimpia Mălai
Pays
Roumanie - Croatie - Luxembourg - République Tchèque