« Billie », l’amour du risque

« Billie », l’amour du risque

« Billie », l’amour du risque

« Billie », l’amour du risque

Au cinéma le 30 septembre 2020

Au début des années 70, la journaliste Linda Lipnack Kuehl débute une biographie de Billie Holiday en interviewant ceux qui l'ont connue. Le livre n'est finalement jamais publié et les bandes tombent dans l'oubli. James Erskine exhume ces archives pour raconter les destins croisés des deux femmes : l'icône du jazz et sa biographe, unies par une fin tragique. Riche en documents inédits, Billie est un portrait sincère et bouleversant d'une chanteuse engagée à la liberté explosive, incapable de vivre une seule vie à la fois.

Considérée comme l’une des plus grandes voix de tous les temps, Billie Holiday a connu un parcours tumultueux. Victime de discrimination, elle fut la première icône de la protestation contre le racisme aux États-Unis. Un engagement qui lui a valu de puissants ennemis utilisant ses addictions pour tenter de l’intimider.

Fascinée par l’artiste rebelle, Linda Lipnack Kuehl décide de lui consacrer une biographie officielle au début des années 70. Armée de son magnétophone, la journaliste recueille 200 heures de témoignages auprès de ceux qui ont côtoyé l’artiste au tempérament volcanique. Des musiciens qui ont partagé la scène avec elle — Charles Mingus, Tony Bennett, Count Basie — mais aussi ses amants, ses avocats, ses proxénètes et même des agents du FBI qui l’ont arrêtée.

Mais Linda Lipnack Kuehl n’achève pas son livre. La journaliste rejoint son idole dans des circonstances troubles en 1978. Devenues mythiques, ses précieuses bandes sont restées inédites… jusqu’à présent.

Billie © Marina Colorised - Getty Images

Chasse au trésor

Lorsque le producteur Barry Clark-Ewers demande à James Erskine s’il y a un film sur une personnalité du monde de la musique qu’il a envie de faire, la réponse ne se fait pas attendre. Immédiatement, le réalisateur cite le nom de Billie Holiday. Il pense alors à Linda Lipnack Kuehl et au mystère de ses cassettes « perdues ». Des enregistrements dont l’existence même est remise en cause.

Pourtant, le producteur retrouve la trace de ce trésor inestimable chez un collectionneur du New Jersey qui les avait acquises auprès de la famille de la journaliste, à la fin des années 80. Deux cents heures d’interviews sur 125 bandes audio ainsi que le manuscrit non publié de Linda, la matière brute à disposition est impressionnante.

Ladies Days

Le documentaire de James Erskine se base sur le travail inachevé de Linda Lipnack Kuehl et raconte également l’histoire de la journaliste. Cette singularité fait de Billie une double enquête passionnante se déroulant en parallèle. Le destin agité de Lady Day — surnom donné à la chanteuse par Lester Young — se mêle avec la passion de la journaliste pour son sujet.

Billie © Marina Colorised - Temple University

Billie est une touchante quête d’authenticité. Avec ces interviews menées entre 1971 et 1972, Linda souhaitait montrer « quelque chose de vrai » et dépeindre Billie Holiday « sans aucun sentimentalisme ». Fascinée par son sujet, elle n’avait toujours pas terminé sa biographie lorsqu’elle meurt brutalement le 6 février 1978.

Obsédée par cette quête de vérité, la journaliste perfectionniste n’aurait peut-être jamais terminé cette autobiographie, même si elle avait eu le temps. Le documentaire rend justice à ses recherches en faisant sortir de l’ombre son travail tout en respectant son souhait initial. Avec ce documentaire, son destin est à jamais lié à celui de l’artiste et son travail est enfin reconnu.

La voix colorée

La masse d’enregistrements récoltée a demandé un travail de restauration minutieux. Parfois enregistrées dans des cafés, restaurants ou boîtes de nuit, les bandes ont dû subir un nettoyage expert pour extraire les voix des intervenants d’un fond sonore parasite. Le fait que ces voix restaurées nous parviennent enfin, près d’un demi-siècle après leur enregistrement, est particulièrement émouvant.

Billie © Marina Colorised - Alamy

Avec l’accord des héritiers de Billie Holiday, James Eskrine et son équipe sont partis à la quête d’images pour illustrer le trésor audio en leur possession. Billie est riche de photos et de films souvent inédits, fruits de recherches minutieuses pour exhumer les rares images de la chanteuse.

En plus de la restauration numérique qui s’imposait, les documents ont tous été colorisés avec l’aide de Marina Amaral, co-autrice du livre The Color Of Time. La colorisation d’archives possède ses détracteurs mais il faut reconnaître qu’elle est ici particulièrement réussie.

Le procédé permet d’harmoniser des sources disparates : archives liées à Billie Holiday, films familiaux de Linda Lipnack Kuehl et les indispensables inserts modernes pour lier la vie de la chanteuse et la quête de la journaliste. Une colorisation qui a aussi pour but, selon le souhait du cinéaste, de rendre plus accessible l’histoire de Lady Day à un jeune public que le noir et blanc pourrait tenir à distance.

Billie © Marina Colorised - Don Peterson -Billie Holiday relaxing with fellow jammers

It’s a white man’s world

Le destin de Billie Holiday est intimement lié à la lutte pour l’égalité des droits des Noirs aux États-Unis. Billie couvre évidemment cet aspect politique en rappelant que l’industrie musicale est dominée — faut-il préciser à l’époque ? — par des hommes blancs. Ces passages n’ont pas besoin d’être colorisés. Ainsi John Hammond « découvre » la jeune chanteuse par hasard dans un club où elle chante en 1933 et lance sa carrière.

Cette ségrégation insidieuse dans le monde musical n’est que le reflet de ce qui se passe au niveau de la société. La cruelle inégalité entre les citoyens américains selon leur couleur de peau, Billie Holiday l’a notamment vécue lorsqu’elle rejoint l’orchestre d’Artie Shaw en 1938.

Elle devient alors la première femme noire à travailler avec un orchestre de blancs. Lors d’une tournée dans le Sud ségrégationniste, elle subit le même type d’humiliations racistes que celles expérimentées par le pianiste Donald Shirley dans Green Book (2018) — lire notre chronique. Lady quitte alors, avec sa fierté, l’orchestre pour continuer sa route seule, vers sa destinée.

Billie © Marina Colorised - Heritage Auction

Les racines du racisme

De retour à New-York, Lady Day marque à jamais l’histoire de la musique et de la lutte pour l’égalité des droits. En 1939, elle chante Strange Fruit au Café Society. Mise en musique du poème Bitter Fruit, écrit par Abel Meeropol, un jeune professeur de lycée, la chanson s’impose comme l’hymne du combat politique pour l’égalité. Le thème de Strange Fruit — dénonçant le lynchage des Noirs aux États-Unis — est sublimé par l’interprétation déchirante qu’en livre Billie Holiday.

Ce titre bouleversant dont le « fruit étrange » évoque le corps d’un Noir pendu à un arbre émeut autant qu’il dérange l’Amérique. Des maisons de disques refusent de l’enregistrer tandis que des radios le bannissent de leurs ondes. De nos jours, Strange Fruit n’a rien perdu de sa force. Titre sublime et déchirant, il résonne toujours aussi puissamment dans un pays où le racisme systémique est plus que jamais d’actualité.

Son engagement vaut à Billie Holiday de s’attirer des ennuis. En 1947, elle effectue plusieurs mois de prison pour possession de stupéfiants. Un délit qui à l’époque ne se traduit pas habituellement par un emprisonnement. Son addiction à la drogue est utilisée par les autorités pour harceler l’artiste que l’on viendra perquisitionner jusque dans sa chambre d’hôpital. Une pression qui n’empêche la chanteuse de s’exprimer. Il faut dire que Eleanora Fagan, son vrai nom, en a vu d’autres !

Billie © Marina Colorised - Getty Images

Mean To Me

Impossible de réaliser un portrait honnête de Billie Holiday sans évoquer ses addictions et son tempérament compulsif. La drogue, l’alcool et le sexe rythment le quotidien de Lady Day, insatiatable dévoreuse de sensations. Avec le recul permis par les années, Billie dévoile des confidences qui n’auraient probablement pas toutes été incluses dans le livre de Linda Lipnack Kuehl.

Surnommée « Sex Machine », Billie Holiday batifolait aussi bien avec des hommes que des femmes. Selon certains témoignages, les femmes avaient sa préférence mais c’est une liste d’amants que l’histoire a retenu. Révéler cet appétit sexuel peut paraître trivial mais il est intimement lié à son caractère. Lady Day consommait le sexe comme les substances interdites, de façon addictive, au risque de se perdre… et d’aimer ça.

Tout au long de sa vie, Billie a collectionné les compagnons nocifs. Des hommes parfois dangereux qui pour certains l’ont manipulée pour voler son argent. Des choix surprenants mais il suffit de se plonger dans le répertoire de la chanteuse pour les comprendre. Ainsi Mean To Me, par exemple, célèbre de façon ambiguë le mauvais comportement d’un homme à son encontre. Masochiste Billie ? Nombreux sont les témoignages dans le documentaire à confirmer le rapport complexe de la chanteuse avec la douleur comme source de plaisir.

Billie © Marina Colorised - Don Peterson

All or Nothing at All

Sans forcément souscrire au diagnostic d’un psychiatre, recueilli par Linda Lipnack Kuehl, qui la décrit comme une « psychopathe », Lady Day possédait en effet un rapport ambigu à la violence. Une association entre plaisir et douleur qui peut paraître troublante mais qui n’est évidemment pas déconnectée de son vécu.

Prostituée alors qu’elle n’avait que 13 ans et violée avant cet âge, Billie Holiday a vécu une enfance qui a posé les bases de ce rapport trouble entre violence et plaisir. Au-delà de son troublant masochisme assumé s’exprimant à travers son œuvre, Lady Day est avant tout un symbole de liberté. Incapable de faire des concessions, elle a vécue plusieurs vies à la fois, se consumant à une vitesse folle.

Le documentaire de James Erskine est d’autant plus touchant qu’il capte avec justesse cette urgence à vivre intensément, dans un chaos permanent partagé entre douleur et jouissance. Le titre All or Nothing at All sonne comme une revendication de l’artiste torturée. Une quête d’absolu non négociable, quitte à en payer le prix beaucoup trop tôt.

En exhumant les archives de Linda Lipnack Kuehl, Billie met en scène une fascination partagée entre la journaliste et le cinéaste pour la chanteuse au destin tragique. James Erskine livre un documentaire passionnant, d’une honnêteté factuelle et d’une tendresse infinie pour son sujet. Un double hommage vibrant à l’artiste et à la journaliste dont l’obsession de sincérité trouve ici un magnifique écrin.

> Billie, réalisé par James Erskine, Royaume-Uni, 2019 (1h38)

Billie

Date de sortie
30 septembre 2020
Durée
1h38
Réalisé par
James Erskine
Avec
Billie Holiday, Linda Lipnack Kuehl, Count Basie, Tony Bennett, Jimmy Fletcher, Bobby Tucker, Jimmy Rowles, Sylvia Syms
Pays
Royaume-Uni