En 1962, Tony Lip (Viggo Mortensen), videur italo-américain du Bronx plein de préjugés, est engagé par le Dr Don Shirley (Mahershala Ali), pianiste noir de renommée mondiale, pour le conduire lors d’une tournée de concerts. Les deux hommes que tout semble opposer débutent un périple de deux mois qui va les mener de Manhattan jusqu’aux états du Sud.
Pour ne pas créer de scandale dans ces territoires où règne la ségrégation, Tony s’est vu confier le Green Book, un guide indiquant les établissements pouvant accueillir les personnes de couleur où Shirley ne se verra pas refuser l’entrée. Au fil des épreuves, les deux hommes vont se découvrir, dépasser leurs idées préconçues et sceller une amitié indéfectible.
Peter Farelly 2.0
Le nom du réalisateur qui porte à l’écran cette histoire vraie d’amitié improbable sur fond de ségrégation a de quoi étonner. Peter Farrelly est en effet surtout connu pour avoir créé avec son frère Bobby des comédies pas franchement délicates qui ont marqué les années 90 parmi lesquelles Dumb & Dumber (1994), Mary à tout prix (1998) ou encore Fou(s) d’Irène (2000). En 2014, les frères Farrelly creusaient encore le sillon de la comédie trash en proposant Dumb & Dumber De, suite surprise des aventures des deux personnages les plus débiles de l’histoire du cinéma. Pour ce nouveau projet, Peter Farrelly ne fait pas équipe avec son frère et change de registre.
Cependant, parler de « film de la maturité » serait terriblement cliché et réducteur pour ses films précédents : le cinéaste prouve tout simplement qui est également très à l’aise dans l’exercice de la comédie dramatique. Pour désamorcer la violence psychologique et terriblement humiliante vécue par le pianiste lors du périple, un humour salvateur est présent tout au long du film mais très éloigné des blagues potaches des films précédents. Oubliées les vannes bien lourdes, les situations comiques mettent avant tout l’accent sur les préjugés qui séparent les deux hommes, pour mieux les déconstruire. Écrit en collaboration avec Brian Hayes Currie et Nick Vallelonga — le fils de Tony Lip —, Green Book réussi la cohabitation harmonieuse entre émotion et rires, un savant mélange d’autant plus nécessaire pour aborder un sujet qui reste toujours aussi sensible.
Le racisme naturel
Derrière l’histoire de cette amitié inattendue c’est le racisme latent dans l’Amérique du début des années 60 qui est mis en avant. Un rejet de l’autre d’autant plus terrifiant qu’il semble naturel — Tony Lip ne questionne pas ses propres préjugés — et même institutionnalisé par les lois ségrégationnistes des états du Sud. Lorsque deux plombiers noirs viennent chez Tony au début du film, le videur jette méthodiquement à la poubelle les deux verres dans lesquels ils ont bu. Un geste qu’il réalise en silence : sans rien revendiquer et sans en parler à sa femme.
Ce racisme ordinaire est d’autant plus inquiétant qu’il ne s’exprime pas et reste hermétique à toute réflexion sur sa signification ou encore ses causes. C’est avec une bonne dose d’hypocrisie que le videur — récemment viré de son travail — accepte pourtant de travailler pour Don Shirley, un pianiste noir réputé au train de vie très éloigné de son quotidien. Mais leur voyage dans des états dont les lois ségrégationnistes humilient le pianiste à de nombreuses reprises vont révéler à Tony l’intolérable injustice de la situation.
Dans le Sud profond, Don Shirley, pourtant l’invité prestigieux de la soirée, se voit ainsi refuser l’accès à des toilettes interdites aux Noirs ou encore à la salle à manger où dînent les invités — tous blancs évidemment — venus assister à sa représentation. Confronté à ces situations absurdes, Tony va percevoir l’indignité de ce racisme institutionnalisé et, au contact du pianiste, ses propres préjugés vont se disloquer aussi naturellement qu’ils s’étaient créés.
Au-delà du racisme ambiant, Green Book évoque également avec subtilité la question de l’identité et interroge la place que chacun occupe au sein même de sa propre « communauté ». Tony Lip et le Dr Don Shirley ne sont pas seulement différents par leur couleur de peau : leur façon de parler, leur milieu social ou encore leur éducation sont autant d’éléments qui, au début de leur voyage, les séparent. Ainsi Tony — jamais à court de préjugés — s’étonne que le célèbre pianiste ne reconnaisse pas la voix d’Aretha Franklin à la radio ou qu’il n’ait jamais mangé de poulet frit comme le font « les gens comme lui ». Le videur insinue même qu’il est « plus noir » que le pianiste au costume impeccable car il vit dans le Bronx.
Cette réflexion sur l’appartenance à un groupe uniforme prend tout son sens lorsque les deux hommes s’arrêtent sur la route devant un champ de coton dans lequel travaillent exclusivement des noirs, évidemment très éloignés du quotidien confortable du pianiste. De son côté, Don Shirley a également des préjugés concernant le videur relevant notamment sur son manque d’éducation et de culture. Renvoyés à leurs propres caricatures, les deux hommes vont devoir les dépasser et remettre en question les clichés qui cherchent à les emprisonner dans des cases trop étroites.
Feeling good
Subtil, Green Book ne cherche pas à faire la leçon à renfort de grands discours moralisateurs et laisse ses protagonistes évoluer à leur rythme vers une fraternité touchante. Les performances remarquables des deux acteurs portent en grande partie le film. Véritable polyglotte, Viggo Mortensen excelle dans le rôle de Tony Lip caractérisé par une façon de parler très directe tranchant avec la retenue du pianiste qu’il accompagne. Mahershala Ali — remarqué dans le magnifique Moonlight (2016) [lire notre chronique], la série House of Cards (2013-2016) et plus récemment la troisième saison de True Detective (2019) — mérite largement le Golden Globe du second rôle remporté pour sa performance.
L’histoire est connue : deux personnes que tout, ou presque, oppose vont se lier d’amitié. Sur ce point, Green Book est un modèle classique de « feel good movie », un statut critiqué par certains pour son côté supposément « bien-pensant ». Certes, le film de Peter Farrelly est porteur d’un message positif sur la tolérance, et alors ? Il peut-être considéré comme réussi ou raté pour des raisons objectives liés à sa réalisation, sa production, son interprétation… mais certaines attaques douteuses sont un écho inquiétant au thème du film et prouve son importance encore aujourd’hui.
La haine
Les réactions que le film provoque chez certaines personnes — au-delà de sa qualité intrinsèque — sont très significatives. Lire les commentaires postés sur les réseaux sociaux est l’une des choses les plus déprimantes au monde mais l’exemple suivant est assez fascinant. Voici la réaction épidermique d’un internaute qui, sans avoir vu le film, a été le premier à commenter la bande annonce présente en bas de cet article. Avec ironie, l’internaute loue un film « subversif » et félicite ses créateurs d’être si « tolérants et visionnaires ».
Mais le plus intéressant — et affligeant — est la façon dont le film est reçu : un « commentaire social condescendant adressé aux spectateurs mâles blancs actuels ». L’auteur du commentaire pensant même y déceler une intention « révisionniste ». Et de conclure en demandant à Youtube de ne plus lui proposer ce type de « publicité poubelle » à l’avenir. Cette réaction virulente pose question. On peut trouver le film mièvre ou encore raté mais offensant est une autre chose. Pourquoi tant de haine pour un simple film prônant la fraternité ? Au delà de l’incohérence du message — une histoire vraie qui serait révisionniste ? — et la précision sur les « mâles blancs » excluant les femmes — certainement une allusion nauséabonde au fait que Don Shirley était homosexuel —, ce commentaire semble être le symptôme d’un profond malaise.
Ainsi cette amitié est perçue par certains comme une propagande venant faire la leçon aux spectateurs, une agression insupportable. Et grâce à l’inversement actuel des valeurs — encouragé par l’anonymat d’Internet et les discours extrémistes — dénoncer cette « bien-pensance » qui serait néfaste à la société est devenu un acte de bravoure incroyable. Il serait agréable de se rassurer en imaginant que cette réaction est très probablement celle d’un supporter de Trump déversant sa haine dans un message dont la tournure ambiguë cache maladroitement un racisme d’une stupidité banale. Mais la certitude d’une Amérique gangrenée par un racisme latent historique ne doit pas nous faire oublier qu’en France, récemment, un artiste s’est fait traiter de « sale noir » en pleine représentation de son spectacle. Si les lois ségrégationnistes ont été abrogées, il reste encore beaucoup à faire dans les mentalités.
Projet surprenant de la part de Peter Farrelly, Green Book s’impose grâce aux performances impeccables de ses acteurs comme une comédie dramatique équilibrée qui fait passer son message de tolérance et de fraternité en toute simplicité. Un film qui fait du bien dans une période trouble où les murs sont à la mode.
> Green Book : Sur les routes du sud (Green Book), réalisé par Peter Farrelly, États-Unis, 2018 (2h10)