À la mort de son père, Brian Jardine (Greg Kinnear) décide de quitter Manhattan avec sa femme Kathy (Jennifer Ehle) et leur fils Jake (Theo Taplitz) pour s’installer à Brooklyn dans la maison dont il vient d’hériter avec sa sœur. Le rez-de-chaussée de la demeure est occupé par la boutique de Leonor (Paulina García), une coutumière latino-américaine dont le fils Tony (Michael Barbieri) se lie rapidement d’amitié avec Jake. D’abord très cordiales, les relations entre les adultes des deux familles se tendent lorsque Brian découvre que le loyer que verse Leonor pour son fond de commerce est très en dessous des prix pratiqués dans ce quartier en pleine mutation.
Pressé par une situation financière fragile et sa sœur qui réclame sa part, Brian met la pression sur Leonor qui bénéficiait jusque là d’un accord avec le père de ce dernier. Pris dans la tourmente de tractations qui les dépassent, Jake et Tony sentent que leur amitié pourrait être détruite par cette situation qui s’envenime et décident de se rebeller.
Le juste prix de l’amitié
En s’installant avec sa petite famille à Brooklyn, Brian pensait pouvoir respirer un peu financièrement. Sa profession d’acteur occasionnel ne lui permettant pas de dégager des revenus suffisants, sa femme Kathy assume tant bien que mal quasiment seule les dépenses du foyer. Le père de famille comptait donc sur l’apport supplémentaire du loyer que versait chaque mois Leonor, gérante de la boutique de vêtements du rez-de-chaussée, à son défunt père. Hélas, c’est la douche froide lorsqu’il découvre que celle-ci paie depuis toujours un loyer très en dessous de ce qu’est devenu le prix d’une telle surface dans un quartier qui s’embourgeoise peu à peu. À leur corps défendant, Brian et sa famille incarne la gentrification qui touche le cœur de tant de grandes villes dans le monde, repoussant toujours plus loin à la périphérie les populations d’une classe sociale inférieure. Brooklyn Village traite le sujet sans rendre antipathiques et caricaturaux Brian et sa femme qui ne cherche après tout qu’à faire au mieux pour leur foyer, tout comme de son côté Leonor qui ne peut pas payer le prix « normal » du loyer. Cet équilibre dans les réactions de chacun — dictées par leurs propres nécessités — donne au film un caractère assurément social sans jamais être moralisateur.
Le réalisateur Ira Sachs et son co-scénariste Mauricio Zacharias ont été bien inspirés puisqu’ils ont puisé l’idée d’évoquer l’incompréhension et la révolte enfantine dans deux films du maître Yasujirô Ozu : Et pourtant nous sommes nés (1932) et son propre remake Bonjour (1959). Dans ces deux films irrésistibles du réalisateur japonais, deux enfants, pour des raisons différentes, se mettent en grève contre leur parents. Dans le film d’Ira Sachs, les deux amis usent du même stratagème et, comme leurs parents semblent sourds à la raison, ils décident de couper toute communication. Incompréhension et silence s’opposent alors aux tractations d’ordres pécuniaires de leurs aînés, à mille lieues de leurs préoccupations d’enfants. Le titre original du film — Little Men — vient d’ailleurs éclairer l’ambition des scénaristes bien mieux que sa « traduction » pour son exploitation en France. En se focalisant sur cette amitié, par définition naïve, qui vient se heurter aux réalités du monde adulte, le film d’Ira Sachs explore cette gentrification qui semble inexorable sous son aspect le plus humain. En mettant au cœur des préoccupations le lien fort entre Jake et Tony, Brooklyn Village dépasse la simple chronique d’un quartier en mutation et propose également une réflexion sur la parentalité et même l’art.
L’enfance de l’art et la réalité
En bon père de famille, Brian ne cherche pas autre chose que le bonheur de son fils qui ne peut selon lui être assuré sans une situation financière stable, même si cela doit paradoxalement passer par la destruction de son amitié avec Tony. Au cœur du conflit, il est alors pris dans un choix cornélien : coincé entre son envie de trouver une arrangement avec sa locataire et la pression de l’argent qui vient à manquer. Le film pose alors très subtilement la question de la transmission, de ce que l’on laisse en héritage à ses enfants. Brian est poussé par une réalité très concrète qui l’oblige à faire un trait sur certaines valeurs, à commencer par trahir la promesse que son propre père avait fait à Leonor de conserver un loyer à un prix très modéré. Derrière cette réflexion sur les responsabilités de parents et les compromis qu’elles impliquent, la question artistique n’est jamais loin, miroir de cette opposition entre le monde adulte et celui de l’enfance.
Acteur dans une troupe de théâtre qui monte tant bien que mal des pièces aux cachets peu rémunérateurs, Brian n’est pas le seul à avoir des aptitudes créatrices. Garçon introverti, Jake s’exprime par le dessin et ses aspirations artistiques entre en résonance avec celles de Tony, garçon énergique qui rêve d’être acteur. Alors que Tony pourrait trouver en Brian une figure paternel et un mentor lui expliquant le métier de comédien, les tensions avec sa mère ferme la porte à tout échange sur ses ambitions artistiques. Comme l’enfance et l’amitié, l’art et les rêves qu’il rend possibles vient se fracasser sur la dure réalité — économique — qui sépare les deux familles. La finesse avec laquelle sont évoqués ces désillusions — sans jamais tomber dans le manichéisme — rend ce film très attachant.
Dans Brooklyn Village, Ira Sachs chronique avec un regard profondément humain et juste une gentrification implacable qui éloigne inexorablement les différentes couches sociales d’une société. Avec en fond de ce tableau pessimiste, le faible mais lumineux espoir qu’entre ces ghettos modernes qui se forment l’insouciance de l’enfance et l’art puissent encore faire office de ciment.
> Brooklyn Village (Little Men), réalisé par Ira Sachs, Etats-Unis – Grèce, 2016 (1h25)