L’atmosphère est tendue dans le royaume d’Elizabeth II en cette fin de décennie 70. Tandis que le pays découvre la vague punk déferlant sur le pays, une organisation politique prend une place inquiétante dans le débat public. Le 5 mai 1977, le National Front, parti d’extrême-droite nationaliste et raciste, obtient le meilleur score de son histoire aux élections régionales avec 5,3% des suffrages. Et cerise sur le gâteau avarié, des artistes reconnus tiennent des propos polémiques et vont jusqu’à soutenir des politiques aux discours nauséabonds.
En réaction à cette dérive vers la droite extrême, un groupe de militants décident de contrer cette idéologie populiste en choisissant la musique comme arme. Ainsi naît le collectif Rock Against Racism. Pour contrer la vague populiste, ses membres produisent un fanzine et organisent des concerts où artistes de toutes origines se partagent la scène. Amateurs de punk, rock ou encore reggae se retrouvent dans ces évènements prônant l’union avec comme point d’orgue une marche dans les rues de Londres et un concert mémorable au Victoria Park le 30 mai 1978 avec notamment The Clash en tête d’affiche.
Quelque chose de pourri au Royaume-Uni
L’Angleterre des années 70 voit apparaître dans le débat public un discours sur l’immigration de plus en plus décomplexé. En 1968 déjà, le conservateur Enoch Powell posait les bases d’un fantasme devenu la théorie du Grand Remplacement chère à l’extrême-droite. Le politicien a ainsi préparé le terrain pour le National Front, parti ultra nationaliste et fasciste qui prospère en cette fin de décennie 70. Des positions radicales qui trouvent un écho chez une partie des électeurs… et certains artistes.
En 1976, David Bowie est photographié en train de faire un salut nazi à la gare Victoria de Londres. Deux ans plus tôt, le chanteur déclarait : « La Grande-Bretagne est prête pour un leader fasciste » tout en vantant « l’efficacité » d’un régime militaire. Le 5 août de la même année, c’est Eric Clapton qui se fait remarquer. Probablement ivre, le chanteur se lance dans une longue harangue politique en plein concert à Birmingham. Il appelle à voter pour Enoch Powell et prévient ses fans que le pays est en train de devenir une « colonie noire ».
Par la suite, Bowie s’excusera de son comportement en affirmant être à l’époque sous l’emprise de drogues dures et dans l’impossibilité de se détacher de son personnage du « Thin White Duke ». On l’a connu plus inspiré dans ses provocations. Clapton reviendra également sur ce coup d’éclat honteux mais, sur le moment, c’est la sidération chez de nombreux fans de rock. Red Saunders, photographe professionnel, fait partie de ceux-ci. Avec d’autres activistes, il lance le mouvement Rock Against Racism pour contrer la petite musique fascisante qui se diffuse dans la société britannique.
Plus vraiment fan de
Tout débute avec une missive rédigée par Red Saunders, photographe professionnel, et un petit groupe d’artistes et activistes publiée dans l’hebdomadaire New Musical Express. Dans cette lettre ouverte acerbe adressée à Eric Clapton, les fans déçus expriment leur incompréhension face à ses propos et invite l’artiste à reprendre ses esprits. La prise de position du célèbre guitariste est d’autant plus sidérante qu’il puise ses inspirations dans le blues. Après cette réaction épidermique, la résistance s’organise.
Au sein d’une petite imprimerie de l’est de Londres, le collectif lance Temporary Hoarding. Réalisé avec les moyens du bord, ce fanzine dont le titre signifie littéralement « panneau d’affichage temporaire » met en avant une contre-culture à l’esprit ouvert pour contrer la nécrose politique qui semble paralyser peu à peu le pays.
Avec l’aide de documents d’archives et les témoignages des protagonistes, White Riot fait revivre cette période de débrouille foutraque à l’enthousiasme communicatif. Porté par une réalisation dynamique qui reprend les codes du collage propres au fanzine, le documentaire nous plonge dans cette énergie débordante qui se retrouve également sur scène car très vite le fanzine sert à la promotion de concerts à portée politique.
Concerts pour tous
Avec l’esprit d’ouverture qui caractérise le mouvement, Rock Against Racism organise des concerts mêlant rock, punk ou encore reggae. Un mélange des genres qui se traduit également sur scène par la réunion d’artistes aux origines variées. Un choix délibéré qui n’était pas forcément la règle à l’époque. Rassembler un public éclectique devant des artistes qui le sont tout autant s’impose comme une réponse naturelle à la politique de division prônée par le National Front. Point d’orgue du mouvement : le concert de Victoria Park et son affluence record.
Ce 30 avril 1978, Rock Against Racism s’associe à l’Anti-Nazi League pour organiser un Carnaval dans les rues de Londres. De Trafalgar square à l’East End, des milliers de jeunes défilent sur plus de dix kilomètres pour montrer leur rejet du racisme. La manifestation a pour point de chute Victoria Park où attend Red Saunders devant la scène. Anxieux, le photographe se demande si le concert prévu attirera du monde. Sans téléphone portable, difficile en effet de savoir ce qui était en train de se dérouler dans les rues de Londres.
L’affluence est impressionnante et bien au-delà de ce qui a été déclaré aux autorités. Plus de cent mille personnes se massent sur la pelouse du parc pour assister au concert de The Clash, X-Ray Spex, la formation Poly Styrene, Steel Pulse, Sham 69 et du Tom Robinson Band. Symbole de l’union de ces artistes contre l’intolérance, Jimmy Pursey, chanteur du groupe Sham 69, rejoint les Clash sur scène pour interpréter le titre White Riot qui donne son nom au documentaire. Un message fort de la part de Jimmy Pursey qui sait que son groupe est aimé par des skinheads d’extrême droite.
La même chanson
Issue d’une famille indienne confrontée au racisme, la réalisatrice Rubika Shah a voulu se replonger dans le mouvement de Rock Against Racism pour mieux comprendre la montée de l’extrême droite en Angleterre dans les années 70. White Riot charme par son énergie communicative et son envie d’en découdre avec la haine de l’autre mais une fois la sono coupée c’est un bilan plus préoccupant qui s’impose.
Certes, lors des élections législatives de mai 1979 le National Front ne réalise que 1,3% des suffrages mais Margaret Thatcher et les Conservateurs arrivent au pouvoir avec une stratégie d’appropriation de certaines de leurs idées. Quarante ans plus tard, le poison de l’intolérance et du populisme contre lequel se sont battus les militants de Rock Against Racism semble s’être dilué de façon plus pernicieuse dans la société. Les partis changent — de nom essentiellement — mais sous le vernis de la communication politique les idées restent d’autant plus dangereuses qu’elles sont « dédiabolisées ».
Un rapide état des lieux des dirigeants actuels amène à l’amère conclusion que l’histoire — politique — est en effet un éternel et pénible recommencement. Une répétition accablante mais l’énergie déployée par le collectif de Red Saunders et ses acolytes donne envie d’espérer. Et à défaut de pouvoir se rendre à des concerts — contestataires ou non —, le documentaire de Rubika Shah est un exutoire idéal à nos frustrations et angoisses actuelles dans ce monde d’après qui ressemble terriblement à celui d’avant.
Documentaire patchwork à l’énergie stimulante, White Riot est une bouffée d’oxygène dans ce monde masqué et de distanciation sociale où la question du racisme est une nouvelle fois dans l’actualité avec le mouvement Black Lives Matter. Le combat de Rock Against Racism nous renvoie aux paroles du titre London Calling des Clash qui ouvre le film. L’ère glaciaire approche, prévient Joe Strummer. Décryptée comme une mise en garde contre le réchauffement climatique ou l’arrivée d’un nationalisme excluant, c’est dans les deux cas encore plus vrai de nos jours qu’à l’époque. Laisserons-nous Londres — et le reste du monde — se noyer dans la haine ?
> White Riot, réalisé par Rubika Shah, Royaume-Uni, 2019 (1h20)