Depuis cinq ans, Bastien Régnier, Amiénois de vingt ans, milite avec ferveur dans le principal parti d’extrême droite français. Alors que débute la campagne présidentielle de 2017, le jeune homme est invité par son supérieur à prendre du galon au sein du parti de Marine Le Pen. Bastien enfile le costume réglementaire, serre des mains et assimile les éléments de langage d’un discours politique qui s’affiche désormais comme apaisé.
À Paris, le jeune homme rencontre les principaux responsables du parti : intégré au plus au niveau, il prend part à la machine de guerre visant l’Élysée. Peu à peu, Bastien se prend au jeu de ses nouvelles responsabilités et commence à rêver d’une carrière au Front National. Mais l’envers du décor n’est pas à la hauteur de ses convictions, certainement trop naïves bien que radicales. Bastien a du mal à trouver sa place au sein du parti géré selon des règles qui le dépassent. Pire, son passé qu’il a soigneusement dissimulé menace de faire vaciller sa progression dans ce FN qui cherche à cacher ses aspérités inquiétantes pour rassurer les électeurs.
De la sociologue aux démagogues
Après s’être penchés sur le tumulte provoqué par l’instauration du Mariage pour tous avec le sympathique et didactique documentaire La Sociologue et l’ourson (2016), Mathias Théry et Étienne Chaillou explorent les entrailles du parti de Marine Le Pen à travers l’itinéraire surprenant d’un jeune militant picard. L’idée de cette immersion édifiante au cœur du Front National — rebaptisé depuis Rassemblement national pour gommer l’image sulfureuse du parti — est née lors d’un documentaire précédent consacré au premier vote chez des jeunes. Rencontré lors du tournage d’un des épisodes de la collection Premier vote (2017), Bastien Régnier a attiré l’attention des deux cinéastes.
Derrière son image plutôt caricaturale — blouson en cuir, cheveux ras, poster de Marine Le Pen au dessus du lit —, le jeune homme les a intrigué en raison de son parcours. En effet, rien ne prédisposait Bastien à rejoindre les rangs du parti d’extrême droite. Provenant d’une famille non politisée — à qui il cachait soigneusement son militantisme —, le jeune homme avait des amis qui ne partageaient pas forcément ses idées, certains se revendiquant même de gauche. Un mystère que les deux réalisateurs ont mis deux ans à percer, non sans mal.
Roman d’un engagement
À l’instar de La Sociologue et l’ourson dans lequel Mathias Théry interrogeait sa mère Irène, la sociologue du titre, avec l’aide de marionnettes en forme d’animaux, La Cravate adopte un procédé innovant pour raconter le parcours de Bastien. Filmé au quotidien dans ses activités, le militant a également accordé de longs entretiens audio avec la promesse qu’ils ne seraient pas utilisés dans le documentaire. Ces échanges sans caméra ont permis une parole libérée, propice aux confessions. Bastien s’est ainsi livré sur son parcours, ses espoirs mais aussi parfois ses doutes lors de sa découverte des rouages de la machine politique.
Pour mettre en perspective les images tournées pendant six mois, Mathias Théry et Étienne Chaillou ont écrit un roman en utilisant les entretiens accordés par le militant. Raconté par une voix off, le texte au passé simple épouse le style des romans du XIXème siècle. Procédé habile, ce résumé très littéraire permet de prendre de la distance par rapport aux images — et à la propagande politique bien huilée — tout en incorporant le ressenti de Bastien sur les évènements vécus.
Pour éviter toute interprétation erronée, le jeune militant a pu lire le texte et le commenter avant son enregistrement. Bastien, le roman de son parcours à la main, partage ainsi son analyse sur le rendu des évènements. Parfois amusé mais aussi par moment mal à l’aise face à des propos racistes tenus entre amis « pour plaisanter », il intervient au fil du documentaire pour préciser sa pensée ou réfuter une impression erronée. La méthodologie peut paraître alambiquée mais elle fonctionne parfaitement : elle a l’avantage d’avoir mis en confiance le jeune militant qui se livre avec une honnêteté désarmante.
Monter au Front
Les réalisateurs ont eu du flair en détectant que Bastien pouvait grimper dans la hiérarchie du FN. Avec l’aide de son supérieur, le militant se retrouve en effet intronisé spécialiste de la viralité sur Internet. Une étiquette qu’il accepte avec une fierté non dissimulée. Cravaté, il monte à Paris et rencontre Florian Philippot. Celui qui est à l’époque le numéro deux du parti est enchanté de rencontrer le jeune militant qui va à coup sûr faire exploser sa notoriété sur les réseaux. Et en effet, la vidéo tournée en janvier 2017 pour inaugurer sa chaîne Youtube a été énormément commentée… essentiellement pour être tournée en dérision. Premier revers pour Bastien qui découvre l’affront national d’un « bad buzz » incontrôlable.
Les grosses ficelles du parti
Au-delà du naufrage de communication, la séquence en dit long sur la gestion interne du Front National que l’on retrouve dans d’autres partis politiques. Militant motivé, Bastien est propulsé spécialiste en communication numérique, sans en avoir les compétences. Parfois, il suffit d’être convaincu — pistonné dans certains cas — pour monter en grade. Les partis politiques ont bien du mal à différencier motivation militante et compétences réelles. Si la pratique permet au jeune homme de monter dans la hiérarchie, il va également se heurter à un plafond de verre infranchissable.
Alors qu’il espère s’investir en tant que candidat, Bastien découvre le petit jeu calculateur des investitures. Dans le cadre des législatives, le comédien Franck de Lapersonne est parachuté dans la Somme. Même au sein du Front National, l’ancrage local ne semble pas être un argument valide pour le choix des candidats. Écœuré par ces bidouilles électorales qui entrent en opposition avec ses convictions, Bastien observe d’un œil désabusé le cirque politique et médiatique qui déferle sur sa ville.
Passé trouble
Le jeune militant commence alors à comprendre qu’il n’a peut-être pas sa place dans le parti. Il se sent rejeté, encore une fois. L’histoire de Bastien est celle d’un adolescent devenu jeune homme toujours en recherche de son rôle parmi les siens. En plein milieu du documentaire, un aveu étonnant vient éclairer son parcours. Cette période de sa vie qu’il a préféré taire jusque là dévoile subitement comment il est arrivé dans le parti de Marine Le Pen mais également pourquoi il en est désormais un élément problématique.
Après avoir refusé, Bastien a fini par accepter que les cinéastes évoquent une période trouble de son adolescence. D’une importance capitale, les faits avoués par le militant mettent en lumière ses choix et lèvent le voile sur son arrivée au FN. Ils permettent également de comprendre comment il se sent une nouvelle fois en marge, pas à sa place. Quel que soit l’avis porté sur ses convictions, il faut reconnaître le courage du jeune homme qui se livre avec une grande honnêteté. Il balance tout : alea jacta est ! Après tout, la confession semble l’apaiser et cet électrochoc changera peut-être sa vie. Toujours cette question obsédante de trouver sa place.
Les racines du mal
Avec son parcours tumultueux, Bastien symbolise à ses dépens le virage du parti vers la « dédiabolisation », cette quête de respectabilité et de normalisation. Dans les pas du militant, les cinéastes racontent la métamorphose superficielle d’un parti qui refuse jusqu’à la qualification d’extrême droite. Une mue qui semble désormais acceptée par beaucoup et qui a vu le nom du parti changer pour mieux brouiller les pistes avec la promesse d’un improbable rassemblement de la nation.
Le visage avenant de Bastien est à l’image de la nouvelle mouture du FN qui met en avant l’échange dans une France « apaisée » comme le vantait l’affiche de campagne de Marine Le Pen. Mais derrière l’ironique promesse d’apaisement, le parti symbolise toujours une France inflexible dans son rejet de l’altérité. Sous le vernis d’une communication bien maîtrisée — les militants qui pourraient « déraper » sont éloignés des journalistes —, le parti d’extrême droite est d’autant plus dangereux que ses idées ont depuis largement imprégné le débat public.
Salauds
Avec un sourire anxieux, Bastien lève les yeux de son texte et se demande s’il ne va pas passer pour un « salaud ». Difficile d’apporter une réponse définitive à cette question, tiraillé entre empathie pour ce jeune homme plutôt sympathique et rejet catégorique de sa haine assumée. La question du militant est pourtant très intéressante : elle révèle un besoin d’appartenance et de reconnaissance touchant qui fait écho à un parcours cabossé.
Comment qualifier en effet ceux qui, de plus en plus nombreux, en France et au-delà, se réfugient dans le repli nationaliste ? Et surtout, quel projet de société alternatif leur propose-t-on ? Alors que le Président Macron compte sur l’épouvantail Marine Le Pen pour se faire réélire, cette question laissée sans réponse résonne dans un paysage politique d’une vacuité terrifiante. Dans tous ce chaos, la silhouette massive mais en réalité bien fragile du jeune homme incarne un pays désespérément en quête de sens.
Documentaire politique au format inspiré, La Cravate joue la carte de l’intime pour mieux explorer — sous le costume — la mutation hypocrite du Front National. D’une touchante sincérité, le parcours de ce jeune militant en quête de reconnaissance est également un rappel du fond idéologique d’un parti qui a dangereusement réussi à devenir « comme les autres ».
> La Cravate, réalisé par Mathias Théry et Étienne Chaillou, France, 2019 (1h37)