Il fut un temps, Óscar Restrepo (Ubeimar Rios), alors jeune poète ambitieux, recevait un prix pour son recueil de poésie. Les années ont passé et Óscar est désormais un auteur qui ne trouve plus les mots justes, les vers depuis longtemps remplacés par les verres d’alcool qui font oublier temporairement ses désillusions. Professeur par nécessité, dépressif et au physique que certains qualifient d’ingrat, Óscar souffre de ce manque de reconnaissance de ses pairs, du public et de Daniela (Allison Correa), sa fille qui grandit sans son aide.

Lorsqu’il découvre que Yurlady (Rebeca Andrade), une de ses élèves provenant d’un milieu populaire, possède un don naturel pour l’écriture, Óscar sort de sa solitude. Impressionné, le poète encourage l’adolescente à se présenter à un concours national de poésie. Mais rien ne va se passer comme prévu et le poète maladroit se retrouve empêtré dans des accusations qui pourraient lui faire perdre le peu qu’il possède encore, à commencer par le respect de sa fille.

De déceptions en dépression

Et si je n’arrivais plus à faire de l’art ? Cette angoisse s’est imposée à Simón Mesa Soto comme la source de cette comédie dramatique malmenant un poète à la dérive. Après Amparo (2021), son premier long métrage, le réalisateur colombien envisage de tout arrêter, trop difficile. Il s’imagine alors à cinquante ans, enseignant pour gagner sa vie, hanté par des espoirs non réalisés. Avec son corps tordu comme écrasé par le poids d’une gloire inatteignable, de tous ces textes  écrits en vain, Óscar incarne physiquement cet abattement. Un grand vide oppressant qui le pousse à envisager sa propre disparition.

Pour parler des limites de l’art et de ses déconvenues, Simón Mesa Soto aurait pu mettre en scène un réalisateur. Il a préféré la figure du poète, plus décalée encore selon lui par rapport à la modernité de notre monde. Plus obsolète encore que le 7ème art à l’heure des réseaux sociaux chronophages et de l’IA trompeuse, la poésie est aussi le symbole d’une utopie. Le ton du film est dans cet esprit d’un art brut, qui ne fait pas de concession. Óscar est d’une certaine façon un punk littéraire, en vers et contre tous, dans un monde de prompts. Le dernier des résistants, prêt à mourir le stylo à la main. Tourné en 16mm, à l’intérieur d’un cadre aux contours irréguliers,  Un poète épouse volontairement un aspect daté pour marquer ce combat perdu d’avance contre le temps qui passe.

Prix du jury Un certain regard au dernier Festival de Cannes, Un poète fait le bilan amer d’une vie qui n’a pas tenu ses promesses malgré des débuts prometteurs avec un regard décalé sur un protagoniste autant victime à plaindre que loser exaspérant mais néanmoins attachant. Le film tient en équilibre entre ces sentiments contradictoires avec une satire qui n’humilie jamais totalement ce protagoniste que l’on a autant envie de secouer que de prendre dans ses bras. Ubeimar Rios, professeur près de Medellín et oncle d’un ami du réalisateur, y est pour beaucoup dans ce ressenti avec son jeu jouant subtilement sur ce décalage permanent.

Par procuration

Entre Óscar, le poète dépressif, et Yurlady, la jeune élève issue d’une famille pauvre, la création artistique comme échappatoire sociale plane sur le film. Le professeur désabusé voit en l’adolescente une projection de lui-même lorsqu’il était jeune poète promis à un avenir radieux. Le talent de Yurlady est celui qu’il a perdu, ou qu’il n’a peut-être jamais eu. Ce transfert, comme si l’adolescente était une seconde chance par procuration, donne un aspect ambigu à leur relation. D’autant plus que Yurlady n’a pas les mêmes ambitions que son protecteur, en position de domination sociale.

Le rapport attendu entre le pygmalion et son élève est totalement bouleversé lorsque l’adolescente recadre son professeur qui imagine sa protégée déjà auréolée de gloire. Mais, porté dans son enthousiasme, a-t-il seulement demandé à l’adolescente pourquoi elle écrit ? S’y intéresse-t-il vraiment ? Contrairement à Óscar qui court après la reconnaissance, Yurlady écrit par plaisir, par besoin. L’adolescente n’attend rien de son don ce qui crée une incompréhension et une frustration de plus pour le poète qui se heurte à une conception de l’art plus pure que la sienne.

Au nom du père

En décalage permanent, Un poète prend un malin plaisir à tirer le tapis sous les pieds du professeur et à contourner nos attentes de spectateur, privé du schéma narratif tout tracé. Entre comédie et drame, le parcours du poète devient clairement chaotique lorsqu’il est rattrapé par son asocialité et sa lâcheté. En équilibre instable, cette parodie tragique de la figure de l’écrivain maudit interroge le fossé entre l’être et sa projection narcissique en tant qu’artiste. Óscar, ersatz de Bukowski, s’avère au final plus proche de lui par sa consommation d’alcool que par son talent.

Un poète dynamite joyeusement le récit attendu du mentor et de son élève qu’il révèle à elle-même pour mettre à nu le poète. Mais au-delà du passage de relais créatif, Yurlady est aussi pour Óscar une fille de substitution. Cette progéniture choisie qui se dérobe renvoie le poète à sa propre paternité qui lui échappe. Et la boucle est bouclée de façon poétique par un texte intime, de ceux qui ne sont pas faits pour être imprimés pour le grand public. Quoi de plus beau qu’un poème destiné à n’être lu par personne, à l’exception de la personne qui l’a inspiré ? Un recadrage du récit qui fait surgir du charbon de la farce un diamant d’émotion sincère… d’une grande poésie.

> Un poète (Un poeta), réalisé par Simón Mesa Soto, Colombie – Allemagne – Suède, 2025 (2h)