Son chemin mène aux Roms

Son chemin mène aux Roms

Son chemin mène aux Roms

Son chemin mène aux Roms

23 février 2011

Alain Keler est photojournaliste indépendant. Depuis 1999, il a parcouru les routes de l'Europe de l'Est pour raconter les Roms. Leur histoire, leurs conditions de vie. Son immense travail fait l'objet d'un ouvrage mêlant photos, bande dessinée et récits. Citazine a rencontré ce baroudeur qui traverse l'Europe au volant d'une vieille Skoda.

C’est un objet non identifié. Pas complètement une bande dessinée ni un carnet de voyages. Plus qu’un livre de photographies. Une sorte de récit graphique. Des Nouvelles d’Alain[fn]Des Nouvelles d’Alain, photos et récits d’Alain Keler, rédigés et dessinés par Emmanuel Guibert, mise en page de Frédéric Lemercier, co-éditions Les Arènes-XXI, 2011.[/fn] met en scène et en images les différentes rencontres d’Alain Keler avec les Roms. Cette population qu’il a voulu comprendre. La première fois qu’il a eu l’occasion de raconter des histoires autour des Roms, c’était en 1999, au Kosovo. La guerre venait à peine de se terminer. Les maisons des Roms étaient incendiées, les troupes de l’OTAN arrivaient et les Serbes partaient. « Je les ai un peu perdu de vue ensuite ». Mais il ne les a jamais vraiment oubliés.

Alain Keler est retourné voir les Roms à plusieurs reprises. De Serbie en Italie, en passant par la Slovaquie et la République Tchèque. En France aussi. Des périples de plus de 4000 kilomètres, seul, en voiture, pour témoigner et écorner les clichés qui collent à la peau des Roms. Entretien.

Pourquoi vous intéressez-vous aux Roms ?

Il y a plusieurs raisons à cet intérêt. Quand j’ai conçu mon livre sur les minorités de l’Est [fn]Vents d’Est. Les minorités dans l’ex-monde communiste, Alain Keler et Veronique Soulé (récit), Ed. Marval, 2000.[/fn], à la fin des années 90, je me suis rendu compte que je suivais les traces de mon histoire. Mes grands-parents, juifs polonais, sont arrivés en France au début du XXe siècle. Or, avant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs représentaient la plus grande minorité. Pour moi, travailler sur les minorités, c’était aller sur les routes, à l’Est, celles qui menaient un peu à mon histoire.

Aujourd’hui, les Roms constituent la plus grande minorité en Europe. Comme les Juifs, les Roms sont une minorité transnationale. Ils vivent autrement, ont une culture différente. Désormais, c’est eux que je suis. On peut dire que c’est Vent d’Est, le retour.

En parcourant plusieurs pays d’Europe, vous montrez que les Roms vivent dans de terribles conditions, et ce, où qu’ils se trouvent. Les Etats semblent s’en désintéresser…

Aujourd’hui, soixante ans après Auschwitz, cette minorité est persécutée, dans tous les pays où elle se trouve. Alors qu’on construit l’Europe pour qu’il n’y ait plus de ségrégation. Je ne comprends pas. Je suis un Européen convaincu. Je croyais que l’Union européenne était la réponse à tous ces maux. Mais l’Europe d’aujourd’hui ne donne absolument pas de réponses à ces phénomènes d’exclusions de masse. Il y a 9 millions de Roms dans l’UE, et 12-13 millions sur le continent européen. Mais absolument aucune réponse n’est donnée.

Il a donc fallu qu’ils soient transbahutés à droite et à gauche. Les Etats où vivent les Roms ne se sont jamais intéressés à leur sort, parce qu’ils les ont immédiatement catalogués comme des gens dont on ne pouvait rien faire. Ce qui est totalement aberrant. Il n’est pas normal qu’il y ait des exclusions massives. L’Europe a été faite aussi pour élever le niveau de vie de chacun, pour qu’il n’y ait plus de différences.

Vous expliquez qu’on ne leur a jamais tendu la main pour les aider. Les Roms ont toujours été marginalisés…

Quand on rejette des gens d’une société, ils ont tendance à s’exclure encore davantage : c’est exactement ce qui se passe avec les Roms. Mais il faut toutefois apporter une nuance. Quand il y avait encore les régimes communistes à l’Est, comme tout le monde devait travailler, les Roms travaillaient aussi. Ils avaient des logements et étaient respectés par la population. De toute façon, les minorités n’étaient pas reconnues par les Etats.

Avec la chute du régime communiste, et de cette économie invraisemblable, on a commencé à licencier des personnes. Et les premiers concernés ont été les Roms. Qui, bien sûr, n’avaient pas fait d’études très poussées. Mais quand l’économie est repartie, on les a refusés. Dès le départ, la porte se referme sur eux.

Quelles mises à l’écart vous ont particulièrement marqué ?

J’ai pu constater ce rejet à plusieurs reprises. En Moravie (une région de République Tchèque, NDLR), alors que nous étions dans un village de vignerons pour une dégustation, un préfet s’est adressé à ma fixeuse, Lenka, qui lui expliquait notre travail. Il lui a répondu : « Si vous les aimez tant les Roms, emmenez-les avec vous ! » C’était invraisemblable.

Autre exemple, en Slovaquie : les enfants Roms turbulents des écoles communales sont envoyés dans des écoles spéciales, appelées "écoles pour enfants handicapés". Au lieu d’essayer de les éduquer. Ce qui ne doit pas être évident, je le reconnais, mais c’est au gouvernement de trouver des réponses. Mais non, on les vire et on les met dans ces écoles, au lieu de les placer dans des classes spéciales. C’est un passeport pour l’exclusion : ils n’arriveront à rien. Ça m’a beaucoup frappé.

Votre but était-il également de casser les stéréotypes sur les Roms ?

Ce n’était pas un objectif en soi, mais cela fait partie de ma vision des choses. Pouvoir montrer et dire "Attention, les Roms ne sont pas tous des voleurs". On présente très mal cette communauté. Ils sont immédiatement identifiés comme des mendiants. Quand ils vont quémander, souvent, c’est parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Ils se débrouillent comme ils peuvent. Pas sûr que ça leur plaise.

Il y a également des voleurs et des cons, comme partout. Il y avait aussi des gens violents dans les camps, je l’ai vu et ne le cache pas. Mais ce n’est pas mon propos. J’aimerais rappeler aux gens qu’il n’y a que 15 000 Roms en France. Ils viennent ici pour essayer de vivre normalement. Si on leur donne une chance, beaucoup la saisiront. Il faut surtout les aider à travers leurs enfants. Quand ils sont scolarisés, les expulsions sont redoutables pour eux. Ils n’ont aucune stabilité. Et d’un point de vue de leur santé aussi, c’est préoccupant.

Les Roms ont une manière différente de vivre, c’est vrai. Mais on n’a pas le droit de les juger au travers de on-dit, de faits divers, de choses excessivement superficielles. Ce sont des êtres humains, qui ont beaucoup souffert. Ils ont été rejetés.

 

Au sein des camps, l’économie des pauvres

 

Votre livre sort quelques mois après le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy lors duquel il demandait le démantèlement de campements illégaux de Roms…

Ces expulsions avaient déjà lieu avant le discours. Il est très clair que c’est une récupération politique, de la part de l’UMP, pour contrer le Front National. Le discours de Grenoble est honteux, c’est un discours "vichiste". C’est épouvantable. En plus, Sarkozy, et Brice Hortefeux ensuite, font l’amalgame avec les Gens du voyage qui, eux, sont Français mais ont toujours un régime spécial.

Ca ne sert à rien de faire de l’angélisme, il y a du trafic dans les camps de Roms, je ne le nie pas. Mais il y a du trafic parce que c’est l’économie du plus pauvre. C’est l’économie des pauvres. Certains se débrouillent mieux que d’autres. Les Roms ne sont pas tendres entre eux, mais ce n’est même pas mon propos. C’est comme ça qu’ils vivent. Ce qui me gène, c’est que l’on pointe ces gens, d’une manière particulière. Il est facile de tirer sur les ficelles du racisme, surtout en période de crise économique. C’est enfantin de dire : "Ce n’est pas de notre faute, mais celle des autres". Cette façon de stigmatiser une partie de la population me dérange.

Vous dîtes dans l’épilogue de l’ouvrage, que « stigmatiser, c’est poignarder ».
A entendre le gouvernement français, on a l’impression qu’il y a une invasion de Roms en France, qu’ils sont un million. Or, toutes les associations s’accordent à dire qu’ils ne sont pas plus de 15 000, depuis plusieurs années. Il y a un mouvement de va-et-vient avec la Roumanie surtout, un peu avec la Bulgarie. Quand ils sont expulsés, ils reviennent, de toute manière.

C’est beaucoup de bruit pour pas grand chose. Les Roms n’ont pas le droit de travailler car la Roumanie n’est pas dans l’espace Schengen. Si on leur en avait donné la permission, il n’y aurait pas de "problème Roms". Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas bosser. Je les ai vu travailler, quand ils vont récupérer le fer, par exemple. Ce sont des bosseurs.

Il ne faut pas se cacher. Aujourd’hui, les Roms sont des boucs émissaires. Ceux qui affirment qu’ils foutent le bordel, ne savent même pas pourquoi ils pensent ça. Le gouvernement a tout mélangé, les Gens du voyage, les Roms. Son message est clair : il faut se méfier des gens différents. C’est redoutable. Surtout quand cela sort de la bouche d’un membre du gouvernement.

Le constat que l’on peut dresser à la fin de votre ouvrage, c’est la similitude des lieux que vous avez visités, la misère, la pauvreté. Qu’il s’agisse d’un camp en Italie, au Kosovo… ou en France.

Les Roms vivent dans une pauvreté extrême. Les conditions sont épouvantables. Certains s’en sortent mieux que d’autres, mais globalement, leurs campements sont fait de bric et de broc. Il y a de la boue quand il pleut… Parfois, ils récupèrent des roulottes inutilisables, qui leur servent uniquement de toit.
Il y a souvent des accidents, des incendies, parce qu’ils laissent leur poêle allumé toute la nuit, pour se chauffer. Ce qui peut entraîner des intoxications, et ce sont les enfants qui morflent. C’est vraiment la misère. Il faut le dire, ce sont des bidonvilles. C’est triste et dramatique.

Vous consacrez un chapitre entier à votre séjour dans un camp en Italie, à Lamezia Terme, en Calabre. Un camp provisoire, ouvert en 1982, et qui ressemble aujourd’hui à un véritable ghetto.

C’était un camp provisoire, mais aujourd’hui c’est une véritable frontière, à côté d’une voie ferrée. Un mur a été surélevé par les riverains qui ne voulaient pas voir le camp. Ce fut un vrai choc. Je ne m’attendais pas à ça. C’est ahurissant, d’autant plus que dans ce ghetto… ce sont des Italiens. Des Roms Italiens. Ils sont complètement mis à l’écart de la société. Ceci dit, l’Italie, qui est un pays que j’adore, est très raciste. Les camps des Roms sont attaqués, brulés par la population. C’est dramatique.

Politiquement, c’est aussi lié à la montée de l’extrême-droite et à la politique de Silvio Berlusconi qui joue sur ces différences et fait des amalgames. Là-bas, les Roms sont rendus responsables de tous les maux de la société. Dans le Sud de l’Italie, les Roms ont beaucoup d’ennuis avec la Police qui les provoque.

 

Un désintérêt des élus à droite, comme à gauche

 

Il y a aussi de nombreux camps en France. A Montreuil-sous-Bois, Fleury-Mérogis. Avez-vous été surpris par ce que vous avez vu ?

Il y en a tout autour de Paris. Surpris oui, je l’ai été, surtout par l’ampleur de la pauvreté. Ces camps sont dans des endroits cachés, très reculés. C’est épouvantable en hiver. Certains camps ont été détruits depuis mon passage. A Montreuil par exemple, les associations et les élus ont lancé des "villages d’insertion". Mais tous les Roms n’y ont pas accès. Tout le reste, ce sont des bidonvilles. Les Roms sont chassés, ils vont d’un endroit à un autre. C’est un éternel recommencement.

En France, on refuse de les légaliser. Si on le faisait, on pourrait les aider. Certaines municipalités pourraient leur donner un terrain. Mais politiquement, ce n’est pas un bon calcul, surtout à l’approche des élections… Ils ne veulent pas se mouiller sur ce sujet. Y compris les socialistes. Certains maires sont aussi raides que ceux de droite.

Comment avez-vous travaillé pour vous faire accepter par les Roms dans ces camps ?

Ce qui est important, c’est d’aller dans les villages, mais surtout d’y retourner. Leur montrer qu’on s’intéresse à eux. Passer du temps avec eux, même sans faire de photo. Je ne cache pas mes appareils photos, parce qu’il est important qu’ils voient que je suis photographe. Qu’ils savent à qui ils ont à faire. De toute façon, je ne peux pas faire de clichés, sinon. Je suis gêné. J’y vais très lentement. Il faut que les gens s’habituent à moi. Que je sente que je ne suis pas considéré comme un prédateur. Après, ça se passe mieux.

Au fil des pages, on perçoit votre empathie pour les Roms. On peut vous reprocher de défendre la cause des Roms, de prendre partie, sans point de vue journalistique…

Moi, j’ai toujours été très clair depuis le début. Je n’ai jamais eu de discours ambigu. J’essaie de comprendre ce que je photographie. On m’a toujours dit : "tu es photojournaliste, tu te moques de ce qui se passe. Tu photographies ce que tu vois. Point". Ce n’est pas mon caractère. Ca ne m’intéresse pas d’agir comme cela. Si j’ai de la sympathie pour les gens, oui, j’épouse leur cause. Je suis comme ça, je ne me changerai pas.

Ca ne concerne pas uniquement les Roms. C’était la même chose quand j’étais au Salvador, pour couvrir la guerre civile, dans les années 80. J’ai vu des gens qui souffraient, c’était épouvantable. Il est évident que je n’allais pas être du coté des paramilitaires. Effectivement, il y a une empathie. C’est aussi cela qui me permet d’avancer dans mon travail, de raconter une histoire. Je ne survole pas mon sujet.

Vous avez traversé tous ces pays d’Europe, en voiture. Avec une vieille Skoda…

C’est une liberté extraordinaire, fabuleuse de voyager en voiture. C’est un choix. Je n’ai pas à louer de véhicule, ni à prendre d’avion. Ce serait plus compliqué sinon, puisque j’apporte beaucoup de matériel. Il y a des risques, c’est sûr, avec des routes très dangereuses, verglacées…
J’ai hérité de cette voiture à la mort de mon père. C’est une Skoda de 1997, elle roule très bien, elle a 80 000 kilomètres. Souvent quand j’arrive sur place, les jeunes me regardent d’un drôle d’œil. Eux, rêvent d’avoir une belle voiture. En tout cas, plus élégante que ma Skoda break. Elle est moche mais j’y suis très attachée ! Elle fait un peu couleur locale.

Le livre se termine avec une photo de spectacle poignante, sur laquelle se mêlent joie et partage. On y voit une danseuse, accompagnée de musiciens. Une façon de finir sur une note positive ?

Oui, c’est le côté optimiste de toutes mes rencontres. Avec la danseuse, il y a Colette, la violoniste, qui habite Montreuil-sous-Bois. Elle est intermittente du spectacle. Elle et Jeanne, qui est retraitée, m’ont accompagné dans ce camp. Elles animent un collectif de soutiens aux Roms à Montreuil. Ces gens-là m’ont énormément touché.

Ce fut une révélation de savoir qu’il y avait autant de personnes qui en faisant autant pour les autres. Ces gens sacrifient probablement beaucoup de choses et de temps pour les Roms, sans arrière pensée. C’est le côté très positif de mes voyages, notamment en France. Il existe des associations à l’étranger, mais je ne crois pas qu’il y ait autant de gens qui aident cette communauté. Je ne pensais pas qu’ils étaient aussi actifs. Ca, c’est une vraie richesse.

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