Septembre 1973, le coup d’État militaire du général Pinochet renverse le gouvernement démocratiquement élu de Salvador Allende. Des centaines de demandeurs d’asile sont alors accueillis au sein de l’ambassade d’Italie à Santiago. À travers les témoignages de ceux qui ont vécu ces évènements, Nanni Moretti revient sur cette période douloureuse pendant laquelle de nombreuses vies ont pu être sauvées grâce à quelques diplomates italiens.
La démocratie prend un coup
La chute du gouvernement de Salvador Allende est un cas d’école édifiant montrant la fragilité de la démocratie. Le plus sinistre étant le rôle joué à l’époque par les États-Unis dans ce coup d’État. Après avoir tenté, en vain, de peser sur l’élection, Nixon et Kissinger ont pourri insidieusement le climat au Chili dans l’intention de faire tomber le président Allende. Élu en septembre 1970, ce dernier lance une politique qui se veut éloignée des expériences soviétique ou chinoise et différente de la méthode cubaine.
Pour les électeurs qui ont porté ce médecin au pouvoir, c’est le début d’une expérimentation joyeuse — beaucoup de témoignages recueillis par Nanni Moretti font état de la liesse qui traversait le pays à l’époque — et surtout démocratique, contrairement aux expériences autoritaires. Malgré tout, certains sympathisants se doutaient que le rêve ne pourrait pas durer. Le président se rend rapidement compte que devoir diriger le pays en ayant contre lui le pouvoir économique, les militaires, les médias et même des puissances étrangères comme les États-Unis est un défi perdu d’avance. Partisane, la télévision assénait à l’époque aux chiliens que le gouvernement Allende était voué à l’échec et mènerait le pays à la banqueroute.
Dans son documentaire, Nanni Moretti ne donne pas la parole aux experts ou aux historiens mais privilégie les témoignages de ceux qui ont vécu les évènements. Ils racontent comment ils se sont retrouvés dans l’ambassade italienne pour y constituer une communauté de demandeurs d’asile. Le mur — à l’époque — ne faisait que deux mètres de haut, il était facile de s’introduire au sein de l’ambassade. Rodrigo Vergara, traducteur chilien exilé, porte un regard désabusé sur ce qui reste, malgré tout, le meilleur système politique au monde : « j’ai appris durant cette période que la démocratie est quelque chose qui convient à ceux qui ont la force ».
Difficile de le contredire devant les images d’archives présentant Salvador Allende expulsé hors du palais présidentiel de la Moneda par des militaires armés. Cette armée qui agit contre son peuple est une chose difficilement concevable mais dont la démocratie ne protège pas. Dans l’un des rares moments où il est présent à l’image, le réalisateur part à la rencontre de deux anciens militaires pour recueillir leur vision des faits. L’un est incarcéré dans la prison de Punta Peuco, condamné pour homicide et enlèvement, l’autre n’a jamais été poursuivi. Pour le premier, les militaires n’ont fait qu’obéir aux ordres, pour le second, aucun ordre pour les tortures n’a été donné de la part de la junte militaire.
Des témoignages qui se contredisent mais ont un point commun : rejeter la responsabilité ailleurs. L’un d’eux assure même que ce coup d’état avait pour but de « rétablir la démocratie ». Sensible, le sujet est resté longtemps tabou au Chili. Malgré le référendum perdu en 1988, Pinochet est resté chef des armées pendant dix ans après cette date et sénateur à vie jusqu’en 2002. La droite chilienne a fait preuve d’une incroyable clémence, lui pardonnant les tortures et les violations des droits de l’homme. Seule la découverte de ses comptes à l’étranger a fini par ternir son image. Une bien maigre consolation pour ceux qui ont eu à subir les conséquences du coup d’état.
Accueillir
La générosité des italiens lors de ces années difficiles est l’aspect lumineux qui vient contrebalancer la violence de la junte militaire chilienne. Devant la caméra de Nanni Moretti, tous évoquent avec émotion — plus de quarante ans après — la douleur de l’exil mais aussi le réconfort de l’accueil qu’ils ont reçu de la part de leurs frères italiens. Grâce à des diplomates, de nombreuses personnes ont été sauvées et ont pu poursuivre leur destin sur le sol italien.
Qu’ils aient été accueillis pour travailler dans les champs en Émilie ou en usine à Milan — avec de vrais contrats et non payés au noir, précise l’un d’eux —, tous saluent la générosité du pays d’accueil. Des témoignages qui donnent de l’Italie de l’époque une image différente des « années de plomb » minées par la lutte armée et le terrorisme. Entre cours d’italien et soirées de musique andine pour combattre le mal du pays, tous célèbrent une intégration fraternelle qui interroge nos consciences face aux débats actuels sur l’immigration.
Victoria Sáez, artisane, le résume magnifiquement ainsi : « le Chili a été un père méchant pour moi. Et l’Italie a été une mère généreuse et solidaire. » En racontant le Chili et l’Italie des années 70, le cinéaste nous renvoie évidemment à la situation actuelle. Une fois le tournage terminé, Matteo Salvini est devenu le ministre de l’Intérieur en Italie. C’est à ce moment que Nanni Moretti a compris pourquoi il s’était intéressé — plus ou moins consciemment — à ce sujet.
En célébrant le courage et la fraternité, Santiago, Italia entre en collision frontale avec l’individualisme actuel. Au-delà des querelles — nécessaires et vivifiantes — sur la politique à mener, le cinéaste s’alarme de la profonde division actuelle alors que progressistes et conservateurs ne semblent plus partager aucune des valeurs fondamentales. Dans ces circonstances, comment une démocratie affaiblie peut-elle se défendre face à la puissance de la poudre ?
Rappel troublant de la fragilité de la démocratie face à un pouvoir militaire séditieux, Santiago, Italia porte un message de fraternité dans le climat actuel de repli sur soi. Nanni Moretti met le spectateur en face de sa propre conscience et l’invite à se positionner car, selon lui, l’impartialité n’est pas une alternative.
> Santiago, Italia, réalisé par Nanni Moretti, Italie – France – Chili, 2018 (1h20)