En ce mois de décembre 1969, Thelonious Monk se produit à la salle Pleyel. Avant son concert parisien du soir, le musicien se prête au jeu de l’interview et de l’interprétation de quelques morceaux dans l’émission Jazz Portrait. Les rushs de l’émission conservés permettent de découvrir Thelonious Monk comme on le voit rarement : économe en mots mais généreux, concentré mais perdu dans cette machine médiatique qui définit les règles d’un jeu dans lequel il ne se reconnaît pas.
Les yeux dans le vide, Thelonious Monk tente d’échapper à la violente fabrique de stéréotypes qui se referme sur lui. Avec Rewind & Replay, Alain Gomis manipule les extraits de l’émission et les prises non utilisées pour mettre en lumière la mécanique télévisuelle qui renvoie l’artiste à une identité qui lui est étrangère dans un rapport ambigu entre fascination et domination.
Les aventuriers des rushs perdus
Pour alimenter le film de fiction sur Thelonious Monk sur lequel il travaille, Alain Gomis découvre par l’intermédiaire du documentaliste Olivier Rignault une archive étonnante. Dans les placards désormais numérisés de l’INA, l’émission de la série Jazz Portrait avec Thelonious Monk a été conservée comme tant d’autres programmes mais avec particularité. En plus de l’émission d’une trentaine de minutes telle qu’elle a été diffusée à l’antenne, l’archive fournie par l’INA contient un bout un bout de l’émission d’environ deux heures. Une bonne surprise qui a inspiré à Alain Gomis ce documentaire.
Rewind & Play se propose de remonter les prises inédites avec celles qui ont été choisies au montage final pour mettre en perspective l’enregistrement de l’émission. On découvre également des séquences sur les coulisses de l’enregistrement, notamment l’arrivée de Thelonious Monk à Paris accompagné de sa femme. Pour les adeptes du jazzman, ces images sont précieuses car elles permettent de voir le musicien comme rarement.
Monk parle peu mais ces images lèvent le voile sur sa personnalité à travers ses regards et silences captés par la caméra. Malgré la fatigue de trois semaines de tournée européenne, l’artiste se prête avec sympathie au rituel de l’enregistrement de l’émission. Une formalité qui va rapidement devenir une épreuve pour le pianiste.
Au cœur de la machine
Au-delà de la curiosité pour ces images permettant un regard inédit sur Thelonious Monk qui ravira ceux qui aiment sa musique, Rewind & Play fascine pour ce qu’il montre du traitement infligé au « Grand prêtre » du Be-bop. Alors qu’il enchaîne depuis 10 ans les tournées dans le monde, Thelonious Monk apparaît fatigué. Il ralentit d’ailleurs considérablement ce rythme à partir de 1969 pour ne plus jouer du tout jusqu’à la fin de sa vie.
Avec un montage judicieux, Alain Gomis met en lumière un tournage chaotique et éprouvant pour le musicien. Seul au piano, on le fait attendre puis il doit subitement jouer et il a de la chance lorsqu’il n’est pas coupé dans son élan avant qu’on lui demande de reprendre. D’un claquement de doigt il est sommé de retourner au piano. En sueur, souvent le regard dans le vide, Thelonious Monk subit avec une patience incroyable cette désorganisation.
Il y a quelque chose d’oppressant dans ces archives. À l’image de cette caméra qui s’approche très près du visage de Thelonious Monk, au point que son souffle produit de la buée sur l’objectif. Une proximité qui offre des plans aussi beaux que déroutants et pose la question du respect de l’artiste. Rewind & Play est empreint de cette ambivalence qui plane sur le programme : à la fois une fascination évidente pour l’artiste mais une réelle brutalité symbolique dans son traitement. Et cette impression ne se limite pas au niveau purement technique.
It’s not nice?
Henri Renaud qui mène l’interview est à son corps défendant un parfait symbole de l’ambiance qui se dégage du programme tel qui est remis en scène par Alain Gomis. Pianiste de jazz, Henri Renaud n’est pas journaliste. Il endosse pourtant pour l’occasion ce costume qui s’avère trop grand pour lui. Si sa passion pour le musicien n’est pas à remettre en cause, cela ne suffit pas forcément pour transmettre le génie de Thelonious Monk au public.
Alors que celui-ci répond patiemment et souvent par de très courtes réponses à des questions ineptes qui ne méritent pas mieux, Henri Renaud atteint ses limites en tant que présentateur de l’émission. Par ses questions orientées, le présentateur improvisé cherche à faire partager aux téléspectateurs sa vision de l’artiste qu’il a en face de lui. Et il le fait de façon étonnante : en opposant son rôle à la liberté de parole de Thelonious Monk.
Ce conflit entre l’idée préconçue du présentateur et l’artiste qui tente de répondre honnêtement à ses questions éclate lorsque les débuts du musicien à Paris sont évoqués. Le visage de Henri Renaud se crispe lorsque Thelonious Monk explique qu’il a mal vécu cet accueil. Tel un professeur reprenant son élève, le présentateur lance au musicien un avertissement. Visiblement contrarié par cette révélation, Henri Renaud explique à Monk qu’il ne faut pas ainsi cracher dans la soupe. It’s not nice? s’étonne alors le musicien interloqué et visiblement agacé qu’on lui explique ce qu’il peut dire ou non. Henri Renaud s’adresse alors au réalisateur pour lui indiquer que la prise, pas assez « gentille », ne sera pas gardée. Fin de cette séquence incroyable que les téléspectateurs de 1969 ne verront pas.
Des montages
Avec Rewind & Play, Alain Gomis explore le montage de l’émission et ses rushs pour déconstruire le propos du programme. En complément d’un regard forcément distancié face aux images datant de la fin des années 60, le documentaire joue sur la mise en abyme de certaines séquences. Autant de morceaux de réalités alternatives qui s’affrontent et se complètent pour raconter un parti pris qui prive au final l’artiste de sa parole.
Avec son rythme volontairement chaotique, Rewind & Play use avec brio des silences, syncopes autant au niveau de l’image que du son. Un labyrinthe de la fabrique télévisuelle qui résonne avec cette musique jazz jouée par un Thelonious Monk vaillant, transpirant sur son clavier, en dépit de la désorganisation ambiante.
I should care, Thelonious, Crepuscule With Nellie, Ugly Beauty, Don’t blame me et Coming on the Hudson… sont les morceaux qu’il joue pendant l’émission. Autant d’îlots de liberté pour Thelonious Monk à savourer au cœur de ce tourbillon médiatique plus fasciné par le mythe public que la réalité l’artiste.
> Rewind & Play, réalisé par Alain Gomis, France – Allemagne, 2022 (1h05)