Dès l’âge de 3 ans, Sasha confie à Karine, sa mère, qu’elle est une petite fille. Une déclaration troublante car Sasha est née avec un corps masculin. Pendant plusieurs années, cette revendication précoce mais récurrente est considérée par ses proches comme un lubie enfantine. Mais, devant la détresse évidente de son enfant, la mère de Sasha décide de se pencher sérieusement sur la question.
Désormais âgée de 7 ans, Sasha débute un suivi avec une pédopsychiatre spécialiste de la dysphorie de genre qui touche celles et ceux qui ne pas se reconnaissent pas dans le sexe de leur naissance. Pendant une année, le réalisateur Sébastien Lifshitz immortalise le combat incessant de cette famille unie déterminée à faire accepter la différence de Sasha à un monde extérieur partagé entre scepticisme et hostilité.
Dilemme enfantin
Après avoir suivi l’évolution de deux amies de leur 13 ans jusqu’à leur majorité dans Adolescentes — lire notre chronique —, Sébastien Lifshitz est de retour avec un nouveau documentaire explorant l’identité contrariée d’une enfant. Reconfinement oblige, ce nouveau film ne sort pas en salles comme prévu mais a trouvé une échappatoire à la situation sanitaire. Le documentaire est disponible gratuitement en ligne sur le site Arte.tv du 25 novembre 2020 au 30 janvier 2021 et sera diffusé sur la chaîne le mercredi 2 décembre 2020 à 20h55.
En traitant le sujet de la transidentité à hauteur d’enfant, Sébastien Lifshitz invite le spectateur à envisager ce sujet complexe en excluant la question de la sexualité qui lui est souvent associée. Une façon d’y voir plus clair face à cette revendication d’identité qui paraît si évidente pour la personne concernée mais étrange voire « contre nature » — dans le sens d’un jugement moral — pour les esprits les plus obtus.
La faute originelle fantasmée
Lors de sa grossesse, Karine désirait une fille. Sasha est d’ailleurs un prénom mixte. Et si ce souhait était responsable de la situation actuelle de son enfant, fille piégée dans un corps de garçon ? Aussi incongrue que soit cette explication d’ordre quasi mystique, elle est symptomatique des nombreux questionnements coupables que se posent les parents face à cette situation.
Dans le département de l’Aisne où habite la famille, le médecin généraliste se déclare incompétent pour accompagner Sasha. C’est donc à Paris que la mère de Sasha trouve des réponses auprès d’une pédopsychiatre de l’hôpital Robert-Debré. Le verdict est sans appel : non, elle n’est pas responsable. Si la dysphorie de genre reste mystérieuse, rien n’indique que les parents puissent « créer » le phénomène.
Sacha sachant son genre
Poignant, ce premier rendez-vous avec la spécialiste capté par la caméra de Sébastien Lifshitz permet de soulager la culpabilité de la mère de famille. Karine confie avec beaucoup de courage et d’honnêteté sa réaction première face à la parole de son enfant. Elle a mis du temps à comprendre que vouloir être une fille n’était pas un caprice. Sasha ne veut pas « être une fille » comme on se déguise en Batman ou en princesse. Elle ne veut pas non plus « faire comme maman ». Sa demande est un véritable cri du cœur.
Prise en charge émotionnelle
Une fois la situation de Sasha officiellement reconnue, l’accompagnement peut commencer. Car le périple de Sasha pour imposer son identité ne fait que débuter. Dans sa quête identitaire, elle aura besoin du suivi bienveillant de la pédopsychiatre mais aussi de soutien.
D’une lucidité admirable, Karine sait que son enfant ne va pas vivre comme les autres. Elle anticipe déjà les brimades à venir et décide de tout faire pour la préserver le plus possible. L’urgence est qu’elle ne se fasse pas confisquer son enfance. Long périple pour affirmer son identité, Petite fille est également le combat acharné d’une famille pour préserver l’innocence de Sasha face au rejet.
Intolérable injustice
Tout au long du périple, le spectateur est invité à vivre la situation à travers le regard de cette enfant qu’il est impossible de ne pas aimer. La sincère incompréhension de Sasha face au refus de la société de prendre en compte ce qu’elle ressent au fond d’elle est particulièrement bouleversante. Sébastien Lifshitz capte avec beaucoup de pudeur cette cruelle injustice qui renvoie Sasha à son identité « naturelle ».
En 2013, le réalisateur avait déjà consacré un film à une femme trans nommée Bambi. Cette fois-ci, le spectateur est invité à découvrir le sujet sensible de la dysphorie de genre à travers des yeux d’enfant. Une démarche efficace où l’empathie ressentie pour Sasha est une porte d’entrée naturelle vers la compréhension du phénomène.
Impossible de rester insensible face à cette adorable enfant taiseuse dont le regard exprime toute son incompréhension face au refus de la considérer comme une petite fille. Cette proximité avec le sujet rend impossible le désintérêt ou la distanciation moqueuse auxquels sont souvent exposés les membres de la communauté LGBTQ+.
L’école de l’avis
Dans le monde extérieur au cocon familial, l’école cristallise les tensions. Le directeur de l’établissement où est scolarisée Sasha est pour le moins réticent à l’accueillir en tant que petite fille. Sur la défensive, il réclame à Karine un justificatif indiquant que Sasha a bien une dysphorie de genre. Il souhaite s’assurer qu’elle n’est pas manipulée par ses parents. Le directeur — qui ne s’exprime jamais dans le documentaire, à l’instar des professeurs de Sasha — menace même d’un signalement de son cas aux autorités.
Cette demande vécue comme très violente par la famille est révélatrice de préjugés mais également d’un souhait de se couvrir contre tout manquement potentiel. Cette réaction maladroite démontre à quel point le sujet est sensible et traité de façon arbitraire par l’institution.
Comme il a longtemps été question de l’accueil des élèves handicapés, qui reste un sujet, le périple de Sasha pose la question de règles établies dans ces cas sensibles. L’accueil et l’intégration des enfants « différents » est au cœur du combat mené par la famille de Sasha. L’éducation nationale devrait pouvoir prendre en charge ces cas complexes avec un véritable accompagnement, exempt de préjugés.
La fabrique du rejet
Cette question de l’acceptation de Sasha en tant que petite fille à l’école est au centre de ce qui va se jouer plus tard dans sa vie : sa place au sein de la société. Le rejet coupable de l’école est d’autant plus cruel qu’il pousse Sasha à se dédoubler. En dehors de l’institution, elle peut porter des robes mais à l’école elle doit assumer cette identité de garçon qu’elle ne reconnaît pas comme sienne.
Injuste, ce blocage de l’école ouvre la porte au harcèlement. Il invite implicitement les camarades de classe de Sasha à s’engouffrer dans la faille créée par une attitude ambiguë de l’équipe éducative. Heureusement, Sasha possède des amies qui ne posent pas tant de questions. L’enfance sait habilement éviter la bêtise de préjugés d’un autre âge. Cette candeur est une lueur d’espoir qui on l’espère éclairera le plus longtemps possible le parcours de Sasha.
Avec Petite fille, Sébastien Lifshitz signe une émouvante quête d’identité à hauteur d’enfant qui permet de mieux appréhender la dysphorie de genre en la dissociant tout naturellement de la sexualité. L’aura lumineuse de Sasha et la cohésion de ses proches pour la protéger des préjugés en font un documentaire passionnant d’une tendresse poignante.
> Petite fille, réalisé par Sébastien Lifshitz, France – Danemark, 2020 (1h22)