Pendant cinq années, Sébastien Lifshitz a immortalisé devant sa caméra de façon régulière le parcours d’Emma et Anaïs, deux adolescentes de Brive. Il en résulte un périple émotionnel à l’image de l’adolescence, entre insouciance et chaos, qui voit les deux amies abandonner une enfance protectrice pour plonger dans le monde incertain des adultes.

De milieux différents, les deux amies se serrent les coudes pour affronter cette période de transitions et de premières fois en tout en genre. Chronique d’une jeunesse en mutation, Adolescentes capte avec grâce les soubresauts d’une évolution pas toujours évidente avec un accès sans filtre aux états d’âme de ses jeunes héroïnes.

Girlhood

Projet sur le long terme, Adolescentes fait évidemment penser à l’étonnant Boyhood (2014) — lire notre chronique — pour lequel Richard Linklater avait filmé des acteurs sur une période de 12 ans. Si les projets diffèrent par leur essence — l’un documentaire, l’autre fiction —, ils captent tous les deux avec brio ce temps qui passe inexorablement et laisse un tendre sentiment nostalgique.

Pour ce périple cinématographique de cinq ans, Sébastien Lifshitz souhaitait au départ suivre un garçon. Mais, sur les conseils de professeurs, son choix s’est finalement porté sur une jeune fille. Selon ses interlocuteurs, les adolescentes seraient « plus libres et indépendantes » et plus expressives que leurs équivalents masculins qui resteraient de grands enfants plus longtemps. Un jugement qu’il est difficile de contredire devant le franc-parler des deux amies qui porte le film.

Au final, ce n’est pas une mais deux adolescentes qui ont été repérées lors du casting. Amies inséparables, Emma et Anaïs ont permis au cinéaste de raconter également l’évolution d’une amitié au fil des années. Étonnamment, le fait d’être un homme filmant des adolescentes n’a pas été un frein comme le redoutait le cinéaste. Le temps aidant, Sébastien Lifshitz a su se faire oublier et capte les tourments et confidences des deux adolescentes avec une proximité surprenante.

Choisir sa vie

En suivant leur évolution sur des années, Adolescentes permet une réelle intimité avec Emma et Anaïs dont les grandes angoisses et petites contrariétés renvoient évidemment le spectateur à sa propre expérience. Période très particulière, l’adolescence est le théâtre d’injonctions en tout genre : familiales, sociales et sexuelles. Autant de pression parfois contradictoires et très souvent ressenties comme étouffantes. Pour Emma et Anaïs, c’est le moment de grandir et de rendre des comptes… de se définir aussi.

Les deux amies sont soumises aux mêmes questions pressantes, à commencer par le choix d’un avenir professionnel. Un enfant peut s’imaginer astronaute, personne ne viendra le contredire. Mais les deux adolescentes ont quitté cette zone de confort, les rêves et les désirs sont désormais encadrés. Pour Emma et Anaïs la question n’est plus seulement d’avoir envie ou même d’avoir les compétences mais de savoir si leur choix est « possible ». À savoir si le métier espéré permet de payer les factures.

Cette angoisse en l’avenir est en partie transmise par des parents légitimement inquiets mais qui se projettent parfois trop dans les souhaits de leur progéniture. C’est particulièrement le cas de la mère de la jeune Anaïs qui souhaite évidemment le meilleur pour sa fille, au risque d’étouffer son ambition. Le rapport aux parents, source de frustration et d’incompréhension, est ainsi montré dans toute sa complexité et parfois même sa violence, sans fard.

Une jeunesse française

Grâce à son accès direct à l’intimité des deux amies, Adolescentes livre également un regard rafraîchissant sur la découverte de la sexualité. Une passage « obligé » qui s’effectue sous le regard pas toujours bienveillant des copines mais n’est pas vécu de façon si anxiogène. Une découverte au final peu enthousiaste des plaisirs de la chair où les garçons en prennent joyeusement pour leur grade. Le fait de donner la parole à des jeunes filles était en effet une bonne idée.

Si le documentaire de Sébastien Lifshitz n’a évidemment pas de vocation sociologique et ne prétend pas décrire la jeunesse française dans sa complexité, la différence de milieu entre les deux amies interpelle. Bourgeoise dans le cas d’Anaïs et populaire pour Emma, les deux familles n’ont que peu de choses en commun. L’évolution en parallèle des deux adolescentes dévoile en creux le poids des différences sociales et leur influence sur le parcours des adolescents.

Adolescentes s’inscrit également dans l’histoire de la France de ces cinq dernières années. Les drames personnels — décès familial, souci de santé, incendie — viennent se juxtaposer à l’actualité nationale. L’accueil du résultat du second tour de l’élection présidentielle, entre immense déception et circonspection selon les familles, illustre bien les germes d’une crise politique en gestation.

Événement traumatisant, les attentats de 2015 viennent également bouleverser ces années d’adolescence. Le cinéaste met en parallèle ces images toujours aussi émouvantes et choquantes vues dans les médias à l’époque avec la réaction des deux adolescentes. Impitoyable, la vague terroriste emporte avec elle une nouvelle part d’insouciance. Ces séquences sont d’autant plus marquantes qu’elles résonnent avec le procès des seconds couteaux des assassins qui se tient actuellement.

D’une expérience de cinq ans (et 500 heures de rushes !), Sébastien Lifshitz a su résumer avec tact et justesse la tempête émotionnelle qu’est l’adolescence. Documentaire sensible, Adolescentes dévoile sans fard la pression de cette période, génératrice de doutes et d’une part de rage, menant ses héroïnes aux portes d’un monde adulte qui reste encore à conquérir.

> Adolescentes, réalisé par Sébastien Lifshitz, France, 2019 (2h15)