Documentaire titanesque, Moonage Daydream propose une voyage cosmique fascinant dans l’œuvre de David Bowie traitée comme une galaxie abritant ses multiples facettes artistiques. En dévoilant des archives personnelles inédites, Brett Morgen dresse un portrait sensible d’un artiste complet (chanteur, auteur, acteur, peintre…) en révolution perpétuelle.
Périple kaléidoscopique à travers les multiples identités de Bowie, Moonage Daydream interroge la philosophie qui se cache derrière cette politique des masques. Cette excursion aux confins de l’univers Bowie dresse un portrait de l’artiste en explorateur naviguant d’une identité à l’autre et nous renvoie à notre propre fascination pour la liberté fantasmée qu’il incarne.
Heroes
Avec Moonage Daydream, Brett Morgen signe un véritable tour de force qui s’inscrit dans une filmographie déjà remarquée dans le domaine des documentaires musicaux. Dans sa galerie de héros du rock, le cinéaste a notamment réalisé avec Crossfire Hurricane (2012) une plongée réussie dans les coulisses des Rolling Stones. Mais c’est avec son projet suivant qu’il commence à se démarquer de la structure habituelle de cet exercice de style cinématographique si particulier.
En 2015, Cobain: Montage of Heck donne à avoir des archives inédites confiées au cinéaste par la famille de Kurt Cobain. Le documentaire tente une percée dans l’esprit torturé de l’iconique leader de Nirvana. Avec sa capacité à confronter l’intime à l’image publique, le documentaire adopte une réalisation plus aventureuse et pose les bases de ce que Brett Morgen sublime ici avec David Bowie.
Five Years
Comme pour Cobain, le cinéaste a pu accéder à des archives personnelles qui offrent un regard inédit sur des facettes inconnues du public. En 2017, La Fondation David Bowie confie à Brett Morgen une collection de documents retraçant l’ensemble de son parcours. Une matière première colossale avec au total plus de 5 millions de documents mis à disposition.
Dessins, enregistrements inédits, carnets mais aussi tableaux et poèmes réalisés par l’artiste constituent l’immense masse de documents qu’il a fallu absorber. Pour mener le projet à terme, près de cinq ans ont été nécessaires. Le montage épique adopte le parti pris visuel d’un kaléidoscope hypnotisant avec la musique de Bowie comme fil rouge. Et ces deux aspects visuel et musical ont été particulièrement travaillés pour aboutir à une remarquable homogénéité.
Sound and Vision
Une fois le montage réalisé, dix huit mois supplémentaires ont été nécessaires pour travailler l’univers sonore, l’animation et les couleurs du documentaire. Véritable trip prenant parfois des aspects psychédéliques, Moonage Daydream tourne le dos au documentaire musical traditionnel en se nourrissant de sources hétéroclites.
En complément des archives publiques de concerts et d’interviews, Brett Morgen insère des images inédites provenant des documents personnels de Bowie mais invoque aussi des images iconiques du cinéma. Parmi ces nombreuses images furtives : des extraits du Nosferatu (1922) de Murnau, du Metropolis de Lang ou encore un portrait d’Oscar Wilde flottant parmi d’autres inspirations évoquées par Bowie. Ces références sont traitées à travers un collage des éléments et un filtre coloré qui offrent une étonnante homogénéité à tous ces fragments épars.
Cette palette chromatique psychédélique est sublimée par un travail spécifique du son. Et pour l’univers sonore de son film, Brett Morgen n’a pas pris de risque, autant s’entourer des meilleurs. L’équipe chargée du son est ainsi composée de Tony Visconti, fidèle collaborateur, ami et producteur musical de David Bowie et du mixeur son Paul Massey. L’équipe expérimentée a remixé et adapté les titres de Bowie pour qu’ils soient optimisés pour la projection en salles.
Let’s dance
Cette remarquable fusion entre le son et les images donne à ce documentaire son aspect hypnotique. L’effet est particulièrement saisissant lors des scènes de concerts. La capacité d’un écran de cinéma à capter l’attention associée au talent du réalisateur permet de faire vivre une expérience qui s’approche de façon excitante d’un véritable concert.
La version retravaillée du titre Hallo Spaceboy en concert, particulièrement explosive, est, à elle seule, un excellent argument pour découvrir le documentaire sur très grand écran avec le son immersif tel qu’il a été pensé pour la séquence. Mais Moonage Daydream ne doit pas être réduit à son impressionnante maîtrise technique. L’habile construction du documentaire sert un propos intime sur l’identité et le sens de l’existence.
Space Oddity
Avec la popularité de morceaux comme Starman et Space Oddity, l’image publique de David Bowie est particulièrement liée à l’imaginaire de l’espace. Un lien que l’artiste a maintenu jusqu’au bout avec le testamentaire Blackstar, son dernier album sorti en 2016. L’œuvre d’un astre assombri par une mort imminente mais qui continue malgré tout de briller jusqu’au bout.
Brett Morgen use de cette analogie de l’artiste comme astre à la force d’attraction irrésistible et dépeint son univers comme une véritable galaxie. Moonage Dream débute dans l’espace et propose une exploration des diverses planètes composant l’univers de Bowie. Un voyage intersidéral hypnotisant qui captive dès les premières secondes.
Changes
Artiste caméléon, David Bowie n’a cessé de se réinventer tout au long de son imposante carrière musicale. En constante mutation, il a incarné des personnages iconiques symbolisant ses révolutions musicales : de Ziggy Stardust au Thin White Duke en passant par Aladdin Sane. Périple kaléidoscopique à travers ces identités, Moonage Daydream enrichi cette galerie de portraits à travers les autres versants créatifs de l’artiste.
Les tableaux inédits de Bowie peintre rejoignent ses incarnations en tant qu’acteur au cinéma : l’alien de L’homme qui venait d’ailleurs (1976), le major Celliers dans Furyo (1983) ou encore le roi des gobelins de Labyrinthe (1986). Sans oublier sa prestation déchirante en tant que Joseph Merrick au théâtre dans Elephant Man en 1980. Toutes ces images agissent comme autant de miroirs dont on a du mal à concevoir qu’ils reflètent la même personne. Et pourtant…
All The Young Dudes
Moonage Daydream ne se contente pas de s’extasier devant le talent protéiforme de l’artiste mais cherche bien à comprendre l’utilité de ses doubles pour Bowie. À l’instar des meilleurs documentaires musicaux, le film de Brett Morgen dépasse le simple statut d’observateur de son sujet, comme l’a par exemple fait, avec d’autres méthodes, 20 000 jours sur Terre (2014) consacré à Nick Cave – lire notre critique.
Le cinéaste tente de comprendre l’utilité de ces projections artistiques à travers les déclarations de Bowie. Au fil des interviews, la constante fuite en avant créative fait sens. Alors que Bowie se livre sur son besoin de créer ses personnages pour s’exprimer librement, une philosophie de la mise à distance portée par l’impérieux besoin d’une constante évolution se dessine.
Starman
Au fil des confidences de Bowie, une réflexion sur le statut de l’artiste en tant que star est également esquissée. De l’homme des étoiles à l’homme étoile, filante évidemment, il n’y pas qu’un pas. Bowie donne sa conception de la star populaire qui passe pour lui par une projection protégeant l’intime mais avec une vision très réaliste sur sa signification réelle.
Bowie proclame ainsi qu’à l’instar de Dylan, Lennon ou Jagger, il n’est rien. Pour lui, la star n’est qu’une construction sociale dont le lien avec l’artistique est ténu. Elle n’existe que dans son rapport avec un public qui façonne l’icône qu’il a besoin d’aduler. Une projection sociale qui a particulièrement bien fonctionné concernant Bowie, artiste jouant sur la multiplicité et le mystère… jusqu’à un certain point.
Modern Love
En explorant la carrière de Bowie, Moonage Daydream bombarde notre rétine d’un flot d’images vertigineux qui renvoie malgré tout à un point de cristallisation central : la question de l’identité. Dès le départ, le documentaire évoque à travers une interview de Bowie sa bisexualité. Le sujet après tout privé peut paraître anecdotique mais il oriente le documentaire sur le sujet de l’identité qui plane sur le film.
L’exploration de l’univers de l’artiste se fait de façon concentrique autour de l’astre Bowie, avec la question de l’identité au centre. Bisexuel, Bowie a surtout adopté un look androgyne qui fait écho à ses personnages venus d’ailleurs. En étant les deux sexes simultanément, Bowie n’est aucun des deux. Hors catégorie, l’artiste est une toile blanche mystérieuse. Réceptacle idéal pour projeter nos fantasmes d’icône voire de gourou. L’astre Bowie est à la fois proche et insaisissable, la star ultime.
Ashes to Ashes
Cette quête d’identité de David Bowie semble prendre fin à partir du moment qu’il n’éprouve plus le besoin d’incarner un personnage auprès du public. Pour les plus romantiques, sa rencontre avec Iman peut également être considérée comme un autre point de fixation. D’un point de vue artistique ou plus intime, Moonage Daydream cherche à capter cette cristallisation de l’identité de l’artiste multi facettes.
Voyage cosmique à la recherche de David Robert Jones, le documentaire extrait également des déclarations de Bowie une philosophie prônant l’acceptation du temps qui passe. Une conception nietzschéenne de la vie qui préconise d’accepter l’absence de sens intrinsèque de l’existence en dehors de ce que nous en faisons chaque jour. Une invitation à créer encore et toujours, de l’art et des sentiments, entre deux états de poussière.
Périple intersidéral à travers l’incroyable galaxie David Bowie, Moonage Dream est une œuvre à la densité captivante qui capte la philosophie explorative d’un artiste en mouvement permanent. Une fuite en avant créatrice qui renvoie à notre propre quête d’identité et à notre fascination pour un astre à l’identité fuyante et pourtant si familière.
> Moonage Daydream, réalisé par Brett Morgen, États-Unis – Allemagne, 2022 (2h15)