« Los Delincuentes », la bourse et la vie

« Los Delincuentes », la bourse et la vie

« Los Delincuentes », la bourse et la vie

« Los Delincuentes », la bourse et la vie

Au cinéma le 27 mars 2024

Employé de banque en Argentine, Morán vole suffisamment d'argent pour ne plus avoir à travailler de sa vie puis se livre à la police. Pour pouvoir récupérer le butin à sa sortie de prison, il entraîne son collègue Román dans ce délit qui va bouleverser leurs existences. Film de braquage qui prend son temps, Los Delincuentes décrit un vol dont le gain modeste interroge sur l'aliénation du labeur quotidien. Une belle réflexion sur la soif inextinguible de liberté où l'argent n'est qu'un moyen pour oser une renaissance existentielle.

Modestes employés dans une banque de Buenos Aires, Román (Esteban Bigliardi) et Morán (Daniel Elias) subissent la routine de jours qui se ressemblent. Pour échapper à ce quotidien devenu insupportable, Morán met en œuvre un projet insensé. Profitant d’un excès de confiance de ses supérieurs, il dérobe dans le coffre de la banque une somme équivalente à son salaire et celui de Román jusqu’à la fin de leurs vies.

Une fois le crime accompli, Morán met Román dans la confidence. S’il l’aide à cacher l’argent, il aura sa part lorsqu’il sortira de prison, une épreuve prévue dans son plan. Désormais complice, Román voit son destin lié à son collègue quoi qu’il décide.

Au gré de leur cavale et des rencontres, les deux hommes vont chacun à leur manière découvrir une nouvelle vie, un chemin tortueux avec la liberté comme promesse.

Los Delincuentes © photo WANKA CINE - Arizona Distribution - JHR Films

Braquage raisonnable

Film de braquage étonnant, Los Delincuentes puise son originalité dans la motivation du voleur. Si Morán fait le choix mûrement réfléchi de voler la banque qui l’emploie, ce n’est pas pour dérober des millions et vivre dans le luxe le reste de sa vie, loin de là… Sous l’œil des caméras de sécurité, Morán vole l’équivalent de son salaire et celui de son futur complice sur 25 ans, ni plus, ni moins. Un butin très raisonnable tout compte fait, obtenu sans armes ni violence, dont la faible ambition renvoie à la notion de travail.

En dérobant ce qu’il aurait gagné en travaillant pour la banque jusqu’à la retraite, Morán fait de son butin une revanche sur son employeur et la société. Après tout, rien n’indique qu’il sera en forme ou même toujours vivant pour profiter de sa retraite. Morán décide de prendre le risque, – ou plutôt de ne pas le prendre – et d’encaisser l’argent immédiatement. La somme étant relativement modeste, la banque hésite d’ailleurs à déclarer le vol.

D’une certaine façon, Morán vole moins de l’argent – qu’il aurait au final gagné – que du temps de travail, un quart de siècle de présence au sein de la banque. Selon une maxime attribuée à Brecht : fonder une banque est un crime bien plus grave que de la dévaliser. Ce braquage raisonnable d’une structure globalement détestée ne paraît pas vraiment immoral et c’est là la force du film. L’argent en soi ne compte pas, il est un symbole d’aliénation. Morán semble moins voler de l’argent que récupérer des années de vie. Les meilleures, avant qu’il ne soit trop tard.

Los Delincuentes © photo WANKA CINE - Arizona Distribution - JHR Films

Pile et face

Autre aspect déroutant de ce braquage, le statut de complice qui s’impose à Román. Morán met seulement son collègue dans la confidence une fois le butin dérobé et son incarcération désormais imminente. Avec cet aveu, Román devient instantanément complice alors que le pauvre n’a rien demandé. Contrairement à Morán qui a mis en œuvre le plan, il est mis devant le fait accompli et doit prendre une décision lourde de conséquences.

Au-delà du clin d’œil aux initiales du réalisateur Rodrigo Moreno, les deux anagrammes Román et Morán – dans un film qui en compte beaucoup – ont un sens particulier. Les deux collègues et désormais complices sont les deux faces d’une même pièce, « deux hémisphères de ma personnalité » revendique le cinéaste. Le cerveau de l’opération et le suiveur sont tous deux confrontés à des décisions radicales.

Si Morán a fait son choix, Román incarne une posture plus indécise face à cette vie de criminel qui s’offre à lui. Même si son collègue assure qu’il va prendre tous les risques, Román incarne la prudence alors que Morán se lance à l’aventure. Ils savent cependant que cette décision va faire basculer leurs vies. La découverte d’une certaine liberté, et la rencontre d’une femme, Norma (Margarita Molfino), va en effet tout changer.

Los Delincuentes © photo WANKA CINE - Arizona Distribution - JHR Films

Enfermé, délivré

Décision assez originale pour un film de braquage, Morán ne cherche pas à masquer son identité lors du vol. Il sait qu’il sera rattrapé car il est filmé par les caméras de sécurité. Pour accéder à son fantasme de liberté, Morán accepte de réaliser un sacrifice. Ironiquement, l’étape pour accéder à son rêve de libération d’une vie de bureau est l’enfermement carcéral.

La case prison est totalement assumée par Morán, elle est intégrée à son plan comme une épreuve nécessaire. Au lieu de sacrifier les 25 prochaines années à la banque, il préfère affronter la prison pendant trois années et demi. Une période à retrancher à un compte vie au quota incertain mais qui reste pour lui moins insupportable qu’une existence de routine quotidienne. Ce choix radical de la privation de liberté renforce cette thématique de l’aliénation imposée par la société en entraînant le film vers une quête de renouveau détachée de l’aspect matériel de l’argent.

Prêt à ce sacrifice carcéral, Morán incarne la possibilité d’envoyer balader la fatalité de la vie moderne. Au diable la dépendance au travail, aux obligations diverses, aux technologies devenues si envahissantes. Et même s’il force la main à son complice et alter ego pour l’entraîner dans cette aventure, on ne peut qu’adhérer à son projet. Cette promesse d’un ailleurs en liberté se concrétise dans une campagne verdoyante, réceptacle des déçus de la modernité.

Los Delincuentes © photo WANKA CINE - Arizona Distribution - JHR Films

La liberté est dans le pré

Avec sa construction en miroir, Los Delincuentes use de flashbacks pour montrer Morán et Román qui rencontrent à des moments différents les mêmes personnages à la campagne. Ils sont cinéastes, artistes, amoureux de la nature et esprits libres. Les prénoms de ces hippies modernes jouent une nouvelle fois avec les anagrammes :  Norma, Morna (Cecilia Rainero) et Ramón (Javier Zoro). Román les rencontre avant le vol, Morán après mais pour les deux comparses il s’agit d’une révélation invitant à la liberté.

Le film appuie le contraste entre les deux univers : les paysages verdoyants et intemporels de Córdoba tranchent avec la morosité de la ville moderne. L’univers professionnel de la banque se veut un peu étrange. Si le film se déroule de nos jours, il y a quelque chose de décalé dans l’aspect des locaux de la banque qui semblent datés. Le cinéaste appuie d’ailleurs ce décalage en filmant la banque dans un style entre le documentaire et la fable. En comparaison, la nature apparaît dans toute sa simplicité et vérité.

En jouant avec ces ressentis et les flashbacks, Los Delincuentes découpe le récit qui s’étale sur environ quatre ans. Une façon de faire digérer sa longueur de trois heures avec une structure qui pourrait aisément être découpée en épisodes de série. En confrontant ses deux employés avides de liberté aux charmes de la nature et d’une femme incarnent la possibilité d’une renaissance, Los Delincuentes invite à se réinventer. Un chemin vers un absolu pas si évident.

Los Delincuentes © photo WANKA CINE - Arizona Distribution - JHR Films

Incarnation habile du rêve de tout plaquer, Los Delincuentes joue la carte d’un braquage raisonnable pour faire miroiter la possibilité d’une vie alternative, vécue à l’écart de la pression de la société moderne.  Un fantasme de liberté que la fin ambiguë du film vient contrarier autant qu’elle le célèbre.

> Los Delincuentes, réalisé par Rodrigo Moreno, Argentine – Luxembourg – Brésil – Chili, 2023 (3h09)

Los Delincuentes

Date de sortie
27 mars 2024
Durée
3h09
Réalisé par
Rodrigo Moreno
Avec
Daniel Elias, Esteban Bigliardi, Margarita Molfino, Cecilia Rainero, Javier Zoro Sutton, German De Silva, Laura Paredes, Mariana Chaud, Cecilia Rainero, Gabriela Saidon
Pays
Argentine - Luxembourg - Brésil - Chili