À grand renforts d’interviews et de graphiques vulgarisateurs, La (très) grande évasion explore, non sans un brin d’ironie dépitée, les mécanismes de l’évasion fiscale. Le documentaire dévoile surtout l’ampleur du phénomène et la continuité de cet univers parallèle où ultra riches et multinationales rivalisent d’ingéniosité pour ne pas payer – ou très peu – leurs impôts.
Au cœur de ce grand jeu de cache-cache pour amasser des sommes indécentes, les failles juridico-politiques d’un système entier qui peine à établir des règles mondiales. Au-delà du scandale, La (très) grande évasion insiste sur le côté systémique de l’évasion fiscale qui mine les économies et ébranlent des démocraties devenant de plus en plus inégalitaires. Et par conséquent inflammables.
De haut vol
Coécrit avec Denis Robert, La (très) grande évasion voit Yannick Kergoat s’attaquer au sujet tentaculaire de la fraude fiscale après avoir égratigné les médias dominants dans Les nouveaux chiens de garde (2011). Un premier documentaire comme un avertissement sur l’état des médias en France qui n’a pas empêché Bolloré d’étendre son emprise néfaste depuis. De là à dire que l’on regrette le paysage audiovisuel français de l’époque… La (très) grande évasion fait d’ailleurs quelques clins d’œil au film précédent et, comme lui, alerte sur la dégradation de la situation.
Sur la forme, La (très) grande évasion adopte un ton faussement amusé devant l’ingéniosité des puissants pour planquer leur argent et ne pas contribuer à l’effort national selon leur poids financier. L’esprit frondeur qui traverse le documentaire aide à faire passer la pilule même si on rit évidemment jaune devant les conséquences sociales et politiques de ce système bien rodé.
Avec la liberté de ton permise par le cinéma, la charge de Yannick Kergoat pourfend un capitalisme qui semble devenu incontrôlable. De façon très didactique, des années de scandales sont résumées en détaillant les montages financiers, de plus en plus sophistiqués, permettant d’échapper à l’impôt dans les plus hautes sphères de la société.
En bande très organisée
On retrouve dans ce tour du monde des figures incontournables de la filouterie « made in France » : l’infatigable Patrick Balkany, en pleine forme une fois sorti de prison, Jérôme Cahuzac et ses promesses éhontées devant la nation. Et évidemment les très nombreuses entreprises profitant des failles du système ou organisant la fraude de la Société Générale à HSBC, en passant par McDonald’s, Apple, Ikea et Google… Un sport tellement répandu que le boycott citoyen paraît illusoire.
Selon l’étude publiée par le syndicat Solidaire-finances publiques en 2013 et réactualisée en 2018, l’évasion fiscale des particuliers et des entreprises coûte entre 80 à 100 milliards d’euros par an en France. Une somme colossale au-delà du budget de l’éducation nationale (57 milliards en 2022), par exemple. Mais la fraude sociale et ses montants beaucoup plus modestes semble beaucoup plus intéresser que la fraude fiscale dans les débats entre experts. Pendant que l’on pointe du doigt les vilains pauvres qui ruinent la France personne ne lève les yeux au ciel pour voir l’ultra riche partir en jet privé cacher son argent.
Riche en déclarations politiques, La (très) grande évasion revient sur la lente dérive qui a empoisonné le débat en France et ailleurs. Comme a alerté François Fillon, attablé comme un vieil oncle fatigué à la fin d’un repas trop arrosé dans une célèbre séquence, le pays est en situation de faillite. La faute aux impôts qui étoufferaient l’économie. Mais, dans les faits, ce sont bien les classes populaires et moyennes qui paient les cadeaux faits depuis deux décennies aux entreprises et aux plus riches.
L’histoire frauduleuse sans fin
L’aspect le plus saisissant (et le plus déprimant) du documentaire est la longue litanie de scandales. Des Offshore Leaks en 2013 aux Pandora Papers en 2021 en passant par les Panama Papers en 2016 ou les Paradise Papers en 2017, les affaires d’évasion fiscale se suivent et se ressemblent toutes. Pas une année sans un nouveau scandale, minimum. Si les infos sont connues, le documentaire les met en perspective et relève que rien n’a jamais été réglé à ce sujet. Bien au contraire.
La (très) grande évasion pointe en effet du doigt l’inefficacité des mesures prises et pose la question de la volonté politique pour mettre fin à ces pratiques. Incompétence ou complicité ? La question se pose devant l’incapacité à réguler des fraudes à très grandes échelles qui semblent avoir toujours un coup d’avance. À moins que l’évasion fiscale, décrite comme un défaut du système néolibéral qu’il faudrait corriger – ou non, selon les avis -, soit en réalité un de ses composants essentiels depuis le début des années 2000.
Et si les sommes détournées dans les pays riches atteignent des montants faramineux, ce sont proportionnellement les pays en voie de développement qui sont les plus touchés. Le vol dans les caisses des états plombe leur développement et aggrave les crises humanitaires. La (très) grande évasion met au centre du débat cette évasion fiscale minimisée dans les discours officiels alors qu’elle a des répercussions fondamentales sur nos vies.
De moins en moins, de pire en pire
Au fil du documentaire, ONG, économistes, magistrats et universitaires dressent un portrait alarmant de la situation. Non seulement la succession des scandales prouve que rien n’est fait pour mettre fin aux paradis fiscaux mais ils ont tendance à se multiplier devant l’inaction hypocrite des dirigeants, notamment européens. Oubliez tout ce que vous pensez savoir sur les paradis fiscaux, pas besoin d’aller dans des îles à l’autre bout de la planète pour planquer ses millions.
Le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas, Malte ou encore Chypre sont des paradis fiscaux situés à l’intérieur de l’Union européenne. Ils ne figurent pourtant pas sur la liste officielle. La dernière mode : cacher son argent dans certains états américains très accueillants. Le documentaire met également en lumière les entreprises de conseil dont la seule activité est de permettre aux ultra riches et aux entreprises d’exploiter au mieux les failles du système. Le tout dans l’apathie généralisée de politiques dépassés ou qui ne semble pas pressés de repenser la fiscalité, son rôle et sa répartition au niveau international.
Plus grave certainement, La (très) grande évasion montre à quel point l’évasion fiscale a infusé dans les discours économiques et politiques pourfendant l’impôt qui serait trop élevé. La dynamique actuelle est en effet en faveur d’une baisse des impôts directs pour les entreprises et pour les citoyens les plus fortunés. Mais augmentation des impôts indirects et d’une dégradation des services publics pour le commun des mortels. Une course qui tire vers le bas les taux d’imposition dans le cadre d’une concurrence mondiale qui mine les fondations économiques.
Avec ses sommes détournées qui donnent le vertige, La (très) grande évasion est un tour sur les montagnes russes d’un système inepte ou chaque pays met en danger sa propre économie dans l’espoir de ne pas être le dernier de la classe. Un pari inconscient qui détruit lentement mais sûrement la justice fiscale, fondation de nos démocraties.
> La (très) grande évasion, réalisé par Yannick Kergoat, France, 2022 (1h54)