Jamais sans ma télé !

Jamais sans ma télé !

Jamais sans ma télé !

Jamais sans ma télé !

3 mars 2011

Le record historique de présence devant la télévision vient d'être battu en France, pour l'année 2010, avec une durée d'écoute de 3h32 par personne et par jour. Aujourd'hui, la télévision se regarde sur ordinateur, téléphone portable, tablette tactile, et non plus seulement sur le bon vieux téléviseur. Quelles sont les conséquences de cette présence devant les écrans ? Comment préparer les plus jeunes à cette consommation croissante de télévision ? Serge Tisseron, psychiatre, psychanalyste et directeur de recherches à l'Université de Paris X-Nanterre, préconise en priorité une éducation aux médias. Une éducation qui n'est pas satisfaisante actuellement. Entretien.

Selon Médiamétrie, les Français passent en moyenne sept minutes de plus

qu’en 2009

, quotidiennement, devant leur télévision, soit 3h32 d’écoute par personne et par jour. Un niveau d’audience encore jamais mesuré en France. Quelle est votre réaction face à ce chiffre ?

Je ne suis pas étonné que la télévision fonctionne de plus en plus dans les foyers. Il faut bien comprendre qu’aujourd’hui, la télévision est souvent allumée mais on fait autre chose en même temps. Il ne faut pas croire que les gens passent 3h30 par jour devant leur écran à ne rien faire d’autre. Ils la laissent marcher, en la regardant de temps en temps, en mangeant, en faisant le ménage ou la vaisselle, en lisant. Les adolescents, eux, jouent volontiers aux jeux vidéos avec la télévision allumée.
Ces résultats ne me surprennent donc pas. Cela ne prouve pas que les personnes la regardent davantage, mais simplement qu’elle devient une dame de compagnie.

Une compagnie pour faire face à la solitude ?

Oui. La télévision allumée permet de voir des visages qui parlent, des couleurs qui apparaissent. C’est un peu comme un tableau animé, une radio animée.
De nombreuses personnes redoutent d’être dans le silence. Et c’est de plus en plus fréquent parce qu’on n’est plus habitué à être dans le silence. Lorsqu’il n’y a pas de bruit, on est confronté à ses propres pensées. Or, certaines personnes ne le supportent pas bien. Je ne leur jette pas la pierre parce qu’ils essaient d’échapper à des situations difficiles. Quand on est tout seul, après tout, pourquoi pas. Mais dès qu’on est entouré, il faut en profiter pour échanger nos impressions, ne pas rester dans son coin.
Aux Etats-Unis, il y a même des personnes qui font installer des systèmes dans leur serrure de porte leur permettant de déclencher la télévision quand ils mettent la clé. Le soir, quand ils entrent dans la pièce, la télé est déjà allumée.

Etes-vous inquiet face à cette augmentation de la consommation de télévision ?

Je ne suis pas inquiet parce les personnes laissent marcher la télévision plus longtemps d’année en année. Ce qui serait embêtant, c’est qu’ils la regardent réellement 3h32 par jour. Là, je m’inquiéterai vraiment.
Je suis pessimiste par nature et optimiste par résolution. Je pense que ces 3h32 ne sont qu’un élément du puzzle. Pour bien comprendre l’importance de la place occupée par les écrans dans la vie de tous les jours, il faudrait ajouter internet, les jeux vidéos et le téléphone mobile. Tout cela fait beaucoup d’écrans. Je ne dis pas trop, mais beaucoup d’écrans.

Que préconisez-vous pour les plus jeunes téléspectateurs face à cette tendance ?
La télévision marche de plus en plus souvent, c’est un fait. Et le temps passé sur internet est considérable. Face à ce constat, je suis embêté qu’il n’y ait pas plus d’éducation aux médias. Le fait que les médias soient davantage consommés, et de plus en plus tôt, montre qu’il est urgent de mettre en place cette éducation. Une éducation qui passe par trois canaux : les parents, l’école et les médias eux-mêmes.

Quelle forme doit prendre cette éducation aux médias ?

Les parents doivent inviter leurs enfants à parler de ce qu’ils voient à la télévision. Plus on parle de ce que l’on voit, plus on prend du recul. J’invite toujours les parents à regarder la télévision autant qu’ils le veulent, mais à ne pas l’allumer pendant le repas. Afin de préserver le temps du repas comme un moment où l’on parle de la télévision. Le conseil que je donne aux parents, c’est de s’habituer à parler de ce que l’on voit sur les écrans.

Vous insistez beaucoup, dans vos ouvrages, sur la nécessité de ce dialogue parents-enfants…

Pour moi, les choses auront changé le jour où la télévision ne sera pas seulement ce qu’on regarde mais ce dont on parle : on la regarde puis on en parle. Quand on dialogue, on s’oblige à mettre des mots – ce qui est déjà compliqué pour un enfant -, on essaie de convaincre les autres que l’émission est intéressante pour qu’ils la regardent eux-aussi. Dans cet échange, on s’efforce également d’écouter le point de vue de l’autre. C’est une vraie école de la démocratie.
Les parents se demandent toujours de quoi parler avec leurs enfants : ils n’ont qu’à parler de la télévision. Elle est porteuse de sens. Le problème, c’est que les gens manquent de temps pour se fabriquer leur propre sens de ce qu’ils voient. Voilà pourquoi il faut avoir plus de temps pour parler. De télévision, d’internet, du cinéma.

Et l’école dans tout cela ?

L’institution scolaire doit aussi éduquer les enfants aux médias, en expliquant les modèles économiques de la télévision, de Youtube, de Facebook, et de tous les médias en général. Elle peut aussi aborder le droit à l’image, le droit à l’intimité qui sont très importants pour les jeunes dans la pratique des réseaux sociaux.

 

« La télévision publique ne remplit pas son rôle éducatif »

 

Les médias eux-mêmes ont-ils un rôle à jouer ?

Evidemment. Ils doivent expliquer la fabrication des images vues par le téléspectateur. Les chaînes de télévision doivent montrer comment un programme se fabrique, comment un JT est conçu. Plus généralement, tous les programmes pourraient et devraient s’accompagner, une fois par an, d’émissions qui nous expliquent comment tout cela se fabrique.
Je trouve catastrophique que les chaînes publiques ne remplissent pas leur rôle éducatif. Il n’y a plus de vraies émissions de décryptage des médias, comme l’était Arrêt sur images, par exemple. Elles se sont réfugiées sur le web.
La demande existe pourtant. Il n’y a qu’à regarder le succès des Journées du Patrimoine dans les locaux de France Télévisions qui attirent beaucoup de monde. Il y a une curiosité globale. Les gens sont très intéressés par les "cuisines", les coulisses. Mais on ne nous les montre pas et c’est dommage.

La deuxième campagne de sensibilisation pour la protection des mineurs, lancée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), et pour laquelle vous avez été consulté, va-t-elle dans ce sens ?
Il était indispensable de faire passer ce message, de sensibiliser les téléspectateurs, sous forme de slogans, comme "Pas de télé avant 3 ans", "La télé, c’est mieux quand on en parle", "La télévision n’est pas toujours un jeu d’enfants", "Respectez la signalétique jeunesse".
Je me réjouis que cette campagne ait eu lieu en fin d’année et qu’elle ait été relayée par les médias. Le clip valait ce qu’il valait. La prochaine fois, il sera probablement mieux. Il faudrait peut-être quelque chose de plus drôle, une forme plus amusante et moins autoritaire. En tout cas, il faut que ces annonces de protection de l’enfance et de l’adolescence soient martelées et relayées. L’important était de mettre en place cette campagne pour répéter, chaque année, les messages de prévention.

Aujourd’hui, la télévision se regarde aussi sur ordinateur, smartphones, tablettes tactiles. Or ces nouvelles pratiques sont de plus en plus fréquentes dans la vie quotidienne…

C’est pour cette raison qu’il faut raisonner en termes d’écrans, c’est plus pertinent. Ecrans d’ordinateur, de jeux vidéos, etc. Ils sont de plus en plus nombreux. Il ne faut donc pas se contenter d’étudier le temps passé devant ces équipements. La vraie question, c’est celle de la socialisation. Si on se socialise par l’intermédiaire des écrans, il n’y a rien à en redire.

Passer du temps devant un écran de jeux vidéo ou de télévision, le résultat n’est-il pas le même, finalement ?

Il faut les distinguer, justement. Dans le premier cas, on se socialise à l’intérieur, en y jouant, alors qu’avec la télévision, on ne se socialise pas en la regardant mais en en parlant, après. Il faut arrêter de la regarder puis en parler. C’est plus exigeant. Pour les jeux vidéo, les jeux en réseau, en revanche, le temps de jeu et le temps de socialisation se font en même temps.
Le problème n’est donc pas l’augmentation du temps passé devant ces écrans. On peut très bien passer 40 heures par semaine devant un écran à partir du moment où l’on est socialisé.

Existe-t-il un risque de dépendance aux écrans lié à ces nouvelles pratiques ?

Dans les années 80-90, on parlait de risque d’addiction à la télévision. Qui en parle encore aujourd’hui ? Plus personne. Et pourtant, il y a eu de grands débats pour répondre à cette question. C’était une grosse bêtise. Aujourd’hui aussi, il y a des discussions pour savoir s’il y a une addiction aux jeux vidéos ou pas. Tout le monde aura oublié cela dans quelques années. Tout cela est absurde ! Ce sont de nouveaux médias donc ils provoquent l’inquiétude.
Le seul problème de la télévision, c’est l’isolement social. Quand vous la regardez, vous ne vous socialisez pas. Il faut donc toujours ménager un temps de socialisation parallèlement au temps que vous consacrez à la télévision.

 

Faut-il interdire les écrans aux enfants ?, Serge Tisseron et Bernard Stiegler, Ed. Mordicus, 2009.
Manuel à l’usage des parents dont les enfants regardent trop la télévision, Serge Tisseron, Ed. Bayard Centurion, 2004.