Jeune femme sourde de 35 ans, Manon Altazin est une sportive aguerrie qui n’a jamais laissé son handicap la freiner. À la veille d’une célébration familiale, Manon rejoint ses parents dans les montagnes de Haute-Savoie avec son compagnon Anthony et son fils Mathéo. Des retrouvailles captées par la réalisatrice Dominique Fischbach qui viennent compléter les images du clan qu’elle a suivi pendant toute une génération.
Au fil du documentaire, la parole se libère sur la prise en compte de la surdité au sein du cocon familial, entre choix parentaux et pression sociétale. Elle entend pas la moto est une réflexion touchante sur l’inclusion de chacun sur lequel plane la douloureuse absence de Maxime, le petit frère de Manon disparu brutalement en 2016.
Du petit au grand écran
Tout débute il y a 25 ans. Dominique Fischbach travaille alors pour l’émission documentaire culte Strip-tease (1985-2012). Alors qu’elle cherche à illustrer le thème du handicap à travers la fratrie, la réalisatrice est mise en contact avec Sylvie et Laurent qui ont trois enfants : Barbara, l’aînée, Manon et Maxime qui sont tous les deux sourds. Dominique Fischbach a un coup foudre instantané pour l’énergie et l’humour de Manon, jeune fille lumineuse de 11 ans à l’époque. Petite Sœur, le film qui résulte de cette première rencontre, est refusé par l’émission Strip-tease mais est finalement diffusé en 2003 dans l’émission L’Œil et la Main sur France 5.
En 2010, Dominique Fischbach retrouve la famille et réalise Grande Sœur pour la même émission toujours dans le même format brut, sans interview ni commentaire. Cette fois-ci, Manon est la grande sœur du titre. Elle tente d’accompagner son frère Maxime qui connaît des difficultés pour s’adapter au monde des entendants. En 2022, Manon Maman vient clore ce cycle de documentaires pour la télévision. Ce dernier film aborde l’arrivée de la maternité dans la vie de Manon avec la naissance de son fils Mathéo.
Melting-pot générationnel
Pour le passage sur le grand écran, Elle entend pas la moto se nourrit des trois films précédents en piochant dans les images tournées pendant plus de deux décennies. Les extraits des trois films côtoient les images de cette nouvelle réunion familiale en Haute-Savoie et des moments de vie captés par les parents, Laurent et Sylvie. Une manne de 80 heures d’images dans l’intimité du clan mise à disposition de la cinéaste.
Ces sources se mélangent et se répondent en écho tout au long du film. Au point où il faut parfois un temps de réflexion pour savoir si l’archive montre Manon ou sa mère. Ce brassage des époques est d’autant plus troublant lorsque le jeune Maxime est présent à l’image. Impossible de ne pas être perturbé par la ressemblance entre Mathéo et son oncle Maxime au même âge. Un ressenti renforcé par le partage d’activités similaires : ainsi le Mathéo prend le relais de son oncle pour aider Laurent à construire un mur.
Ce kaléidoscope temporel fait ressortir l’idée que tout change mais au final l’histoire familiale se répète. Par son montage, Elle entend pas la moto évoque en creux l’héritage et cet aspect intemporel de la famille. L’avant et l’après se reflètent comme dans un miroir. Le temps et les générations passent mais la cellule familiale reste au cœur de ces mutations comme le socle commun qui protège – ou non – du reste de la société. Pour Dominique Fischbach, la famille est une micro-société qui prépare à l’émancipation. Le documentaire évoque, entre gravité et légèreté, ces questions universelles sur la place de chacun dans une fratrie avec des enjeux complexifiés par la présence du handicap.
Se faire entendre
Avec une fratrie de trois enfants, une entendante et deux sourds, la famille Altazin a dû s’adapter à cette situation et prendre des décisions pour que chacun tente de trouver sa place, dans le cocon familial et au-delà. Elle entend pas la moto laisse entrevoir les difficultés rencontrées par les enfants sourds et leurs proches. Un sujet d’ampleur car 500 000 personnes souffrent de surdité profonde ou sévère en France selon des chiffres datant de fin 2024.
Alors que 10% de la population française a une perte auditive, la prise en compte de ce handicap semble encore compliquée comme le symbolise les parcours opposés de Manon et Maxime. La question de l’oralisme est ici au cœur d’une réflexion sur la prise en compte des besoins de la personne souffrant de ce handicap. Ainsi la LSF, Langue des Signes Française, n’a été reconnue comme langue officielle qu’en 2005. Elle était jusque-là au mieux ignorée et au pire interdite au profit de l’oralisation qui désigne le fait pour une personne sourde de s’exprimer oralement.
Exercice complexe pour une personne sourde, Manon a fini par maîtriser tellement bien l’oralisme que même ses proches oublient parfois qu’elle a besoin de lire sur les lèvres pour donner sens aux sons qu’elle perçoit grâce à son appareil. L’oralisme imposé pendant des années pour mieux intégrer les sourds au monde des entendants, la personne handicapée faisant tous les efforts, est ici questionné. Ainsi le choix d’une solution adaptée aux fragilités de chacun et l’accompagnement défaillant des institutions est évoqué en creux par l’absence pesante de Maxime.
Écouter l’absence
Car Elle entend pas la moto est également une réflexion tendre et universelle sur le deuil et la gestion du manque. Si Mathéo renvoie aux souvenirs de son oncle Maxime, il ne le remplace évidemment pas. La présence joyeuse du petit garçon ne fait que mettre en lumière l’absence de celui n’a pas survécu à l’existence. Barbara, la sœur aînée de Manon, est l’autre absence remarquée dans le film. Présente dans les images d’archives, le doute plane sur son ralliement à cette réunion familiale mémorielle.
Le documentaire joue sur le suspense d’une arrivée éventuelle de Barbara. La raison de son absence reste floue mais renvoie à la perte de ce frère, trop douloureuse à commémorer. Liées entre elles, les deux absences renvoient à la difficulté d’évoquer ceux qui ne sont plus là et à mettre des mots sur la raison de ce vide. Autant de mots manquants pour faire un deuil nécessaire. Le documentaire touche particulièrement pour sa capacité à donner corps à cette absence.
À travers les doutes et les regrets sur la prise en charge du handicap, Elle entend pas la moto est un magnifique exercice de contemplation d’un vide signifiant malgré tout, empli d’amour et d’espoir. Un plaidoyer vibrant pour la prise en compte, dans l’intimité familiale comme dans la société, des besoins et des fêlures de chacun. À bon entendeur, le salut.
> Elle entend pas la moto, réalisé par Dominique Fischbach, France, 2025 (1h34)