« Sans frapper », l’inculture du viol

« Sans frapper », l’inculture du viol

« Sans frapper », l’inculture du viol

« Sans frapper », l’inculture du viol

Au cinéma le 9 mars 2022

Ada, 19 ans, accepte d'aller dîner chez un garçon qu'elle connaît. Elle ne se défend pas. Elle mettra des années à mettre un mot sur l'abus qu'elle a subi. Documentaire chorale, Sans frapper mêle ce récit à d'autres expériences traumatisantes pour pulvériser les préjugés encore tenaces sur le viol. Des témoignages percutants et indispensables qui exposent les ressorts de la culture du viol et mettent brillamment en lumière le chemin qui reste à parcourir au sujet du consentement.

Ada a 19 ans et aucune raison de se méfier. Après tout, elle connaît bien ce garçon qui l’a invitée à dîner. Tout va très vite, elle ne cherche pas à se défendre. Elle en ressort le corps meurtri. Il faudra des années pour que son esprit accepte de qualifier son expérience.

Sans frapper mêle son récit à d’autres histoires. Toutes différentes et pourtant semblables. La même sale histoire, insensée et banale, vue sous différents angles. Avec la même souffrance, trop souvent muette, comme dénominateur commun.

Sans frapper © Centre Vidéo de Bruxelles - Alter Ego Production

Confidence

En 2013, Alexe Poukine sors d’une projection de son premier film lorsqu’une femme de son âge l’aborde. Elle a une histoire à lui raconter, advenue neuf ans auparavant. Ada lui confie qu’elle avait à peine 19 ans lorsqu’elle a été violée par un homme de son entourage. Trois fois dans la même semaine.

Lors du récit, la cinéaste ne peut s’empêcher, malgré son empathie pour Ada, de relever des éléments qui ne correspondent pas à l’image fantasmée qu’elle a du viol. Le fait de connaître son agresseur, la répétition de l’acte… Troublée par ce récit, la cinéaste est persuadée que l’histoire de la jeune femme n’est pas qu’un drame personnel mais s’inscrit dans un phénomène sociétal d’une grand ampleur. Un scandale sur le point d’exploser ne va pas tarder à lui donner raison.

Le déclic

Écrit avant le séisme de l’affaire Weinstein, Sans frapper est tourné après. La cinéaste a pu se rendre compte du changement radical et salvateur apporté par le mouvement #MeToo dans la libération de la parole. Une fois l’abcès crevé, il lui a été plus facile de recueillir les témoignages qui l’ont d’ailleurs submergée.

Ce changement de mentalité face au raz-de-marée des témoignages a également facilité la prise en compte du récit d’Ada. À la fois tristement banal mais complexe, le vécu de la jeune femme ne fait pas d’elle une « bonne victime » selon le terme de la cinéaste. Pour faire entendre sa voix, Sans frapper use d’un dispositif original qui permet de l’intégrer dans un panorama des violences sexuelles plus vaste.

Sans frapper © Centre Vidéo de Bruxelles - Alter Ego Production

Mise en abyme

À l’écran, des femmes mais aussi des hommes se relaient pour raconter l’histoire d’Ada qu’elle a soigneusement consignée par écrit. Invité.e.s à se mettre à sa place, mais pas seulement. Car chaque personne réagit également à son histoire. Ce pas de côté fictionnel astucieux permet d’incarner le récit d’Ada tout en montrant son écho chez les protagonistes.

Entre jeu et témoignage, Sans frapper documente ainsi l’histoire d’Ada mais aussi celles des personnes qui l’incarnent en réaction au récit. Cette mise à distance pudique de l’histoire d’Ada permet aux participants – dont la moitié ne sont pas des comédiens professionnels – d’enrichir l’histoire d’Ada avec leur propre expérience ou expertise. Et nous invite à mieux appréhender les mécanismes pervers des abus sexuels.

Définitions

Alexe Poukine a réalisé de nombreux entretiens : des victimes mais aussi des auteurs de viol et des personnes qui sont amenés à penser le viol dans leur travail. Commissaires, avocats, psychologues, prostituées, sociologues ou encore linguistes ont été sollicités. Au final, le documentaire a conservé en priorité les histoires personnelles pour éviter l’analyse trop technique.

Le documentaire revendique en effet le partage d’expérience pour que le spectateur suive le chemin d’Ada. Une certaine distance est d’ailleurs respectée car le mot « viol » est absent pendant une bonne partie du film. En invitant à mettre ses propres mots sur le vécu de le jeune femme, Sans frapper ne joue pas sur l’émotion – même si elle est évidemment omniprésente – mais sur une prise de conscience dictée par la réflexion.

Sans frapper © Centre Vidéo de Bruxelles - Alter Ego Production

Pulvériser les clichés

Avec ce procédé d’incarnation et de réaction au récit, Alexe Poukine nous invite, à l’instar des protagonistes du film, à interroger nos propres clichés sur les abus sexuels. En donnant corps aux phénomènes de la mémoire traumatique ou encore de la dissociation, le documentaire permet de ressentir et mieux comprendre ce qui est encore trop souvent perçu comme des failles dans le récit des victimes.

Sans frapper est également une mise au point salvatrice sur la réalité de ces drames. Ces témoignages poignants rappellent qu’il reste énormément de préjugés à combattre. Oui, il est possible de se faire violer plusieurs fois par la même personne. Et cela ne se passe pas forcément de nuit dans une ruelle mal éclairée. Dans 80% des cas, la victime connaît la personne qui abuse d’elle. Un tiers des viols ont lieu dans le couple.

La force du documentaire est également de donner la parole à deux hommes qui mettent en lumière un désir destructeur. Témoignage courageux et frappant, un jeune travailleur du sexe avoue ainsi avoir violé son compagnon alors que ce dernier lui demandait d’arrêter un rapport. Un acte qui est resté tabou entre eux car jamais qualifié comme un viol. Ce récit, parmi de nombreux autres, est symptomatique d’une nécessaire vigilance de tout instant, y compris au sein du couple, sur le consentement.

Révolution sociétale

Malgré leurs différences, tous ces récits pointent vers les mêmes actes de plaisirs égoïstes dictés par une culture du viol systémique. Avec des expériences vécues, Sans frapper expose la logique d’un patriarcat solidement ancré dans tous les esprits qui permet et excuse. Un système bien rodé qui culpabilise, blesse les un.e.s et rassure les consciences des auteurs d’abus.

Cette représentation toxique de la masculinité et de la virilité qui fait autant de mal aux hommes qu’aux femmes et coûte cher à la société, Sans frapper invite à la déconstruire. Une éducation au respect du consentement, point qui semble dangereusement flou pour beaucoup, s’impose comme la clé pour que ces récits deviennent de l’histoire ancienne. Une révolution est à mener et elle n’est pas seulement sexuelle mais bien sociétale.

Sans la libération de la parole permise par le mouvement #MeToo, Sans frapper n’aurait surement pas eu la même portée. Mais sa puissance est également due au constat dressé d’une révolution qu’il reste à mener. Et pour tout cela, Ada et les témoins du film sont à remercier pour leur courage et leurs paroles qui éclairent la voie à suivre.

> Sans frapper, réalisé par Alexe Poukine, Belgique – France, 2019 (1h25)

Sans frapper

Date de sortie
9 mars 2022
Durée
1h25
Réalisé par
Alexe Poukine
Avec
Pays
Belgique - France