Pressé et affairé, Stéphane Bureaux n’a que peu de temps devant lui. Il attend ce matin un autre rendez-vous dans son atelier logé au cœur du IIIe arrondissement de Paris. En ce moment, c’est le Mondial de l’automobile et le designer y a mis en place une scénographie pour Renault. Automobile, électro-ménager, aménagement d’intérieur : aucun domaine ne lui échappe. Pour lui, le designer est légitime partout où intervient la création : c’est le design global.
Diplômé de l’ENSCI (Ecole nationale supérieure de création industrielle) en 1989, « je me suis mis à mon compte comme un médecin généraliste, avec l’idée qu’un designer peut en principe tout faire. Intervenir sur des secteurs extrêmement variés ». Pourquoi s’installer tout seul, avec si peu d’expérience, quelques mois seulement après la sortie de l’école ? « C’est déjà compliqué de travailler avec un client mais si en plus on n’est pas libre parce qu’au dessus on a une hiérarchie, le travail est impossible pour moi. On devient des exécutants. Là, ça ne m’intéresse plus ». Sans appel…
En 1996, l’un des ses amis pâtissiers lui confie la communication graphique de son magasin. Convaincu de l’universalité du design et inspiré par les gourmandes pâtisseries, Stéphane Bureaux s’essaie à travailler les gâteaux. Il devient alors un pionnier du design culinaire.
Comment travaille-t-on sur un objet lorsque sa vocation n’est pas de trôner sur la table du salon mais de sombrer dans les estomacs ? « On agit sur le fond, la recette, les structures, la dégustation du met. On est guidé par la recherche du plaisir. » Le designer est bien sûr amateur de bonne chaire mais la cuisine relève plus d’un langage et d’une nourriture spirituelle que d’une gargantuesque ventrée. « Selon moi, on n’est pas obligé d’être cuisinier, je ne le suis pas. Par contre il faut une bonne culture culinaire et apprendre à éduquer son palais. » Dans son atelier, il met en place une recette, attentif à l’histoire que racontera son plat. Celle-ci est ensuite validée ou non par un expert, un cuisinier le plus souvent. « C’est lui qui ajuste tous les curseurs pour que le plat soit parfait.» Stéphane Bureaux ne se prétend pas expert en cuisine mais en création. Son expertise alliée à celle d’un spécialiste en cuisine, voici une combinaison prometteuse. Le créateur revient sans cesse sur l’histoire que raconte un plat; un fil rouge de l’idée jusqu’à l’ingestion. Il martèle, « je préfère un truc franchement mauvais où il y a une réelle intention, un truc raté mais dont on a quelque chose à dire, plutôt qu’un truc fadasse ». Le plat resté muet sera renvoyé en cuisine sans façon ni cérémonie.
La discipline est d’abord discrète puis, largement investie par les médias, elle devient le très officiel "design culinaire". « Moi j’appelais ça du design mais en France, tant qu’on n’a pas une dénomination pour un secteur, celui-ci a du mal à exister ». Le design culinaire, un secteur comme un autre ? « Je me suis rendu compte que c’est un domaine plus complet que ceux dans lesquels j’interviens habituellement. Un plat a une dimension culturelle, historique, économique… Tous les sens interviennent. Et surtout, le lien est très fort entre le produit et la personne. Il y a incorporation ! »
Stéphane Bureaux imagine très bien ses plats dans les rayons des supermarchés. L’industrie agro-alimentaire… n’est-ce pas un gros mot pour les amateurs de bonne cuisine ? « J’ai une culture de designer et dans les gênes du design, il y a l’idée de rendre les choses accessibles et de diffuser la culture. L’élitisme ne m’intéresse pas. » Encore faut-il convaincre les industriels que le design n’est pas une mode inutile qui navigue entre création et production de masse. L’entreprise est ardue mais l’homme reste sûr de lui : « L’industrie agro-alimentaire n’a pas l’impression qu’elle a besoin du design et pourtant dès qu’un secteur fait appel à nous, il n’y a jamais de marche arrière. Le design apporte une vraie valeur ajoutée au travail de création. »
La reconnaissance du design culinaire, tant attendue, peut-elle alors s’attabler dans les grands restaurants ? Chefs et designers peuvent-ils œuvrer de concert ? Ils y parviennent lors de soirée unique mais « il est difficile de pérenniser le partenariat ». Stéphane Bureaux dénonce l’attitude des chefs : « Ils sont obnubilés par la rentabilité de leur établissement. Ils ont la vision du design du café du commerce. Ces gens étaient fâchés avec l’école et la culture traditionnelle. Ils travaillent énormément et n’ont pas le temps de sortir. Tout d’un coup, on les médiatise et on les met sur un piédestal ! » La diatribe est inattendue. Et d’ajouter avec aplomb : « Moi je le dis parce que je m’en fous, je suis libre dans la parole. Mais tous les designers culinaires que je connais ont le même discours en off ».
Communication aux forceps avec les chefs et industriels indifférents, le designer, son franc-parler en bandoulière, s’énerve d’expliquer sans cesse sa profession : « Ils ont une culture du design qui est celle de la rue ».
Convaincu par le duo design-gastronomie, le tenace designer préfère alors se tourner vers les jeunes : « J’ai beaucoup travaillé avec de nombreux cuisiniers, étoilés ou non. Force est de constater que c’est raté avec cette génération, alors il ne faut pas rater celle qui vient. » Il intervient dans l’école d’hôtellerie de Caen auprès de la section "innovation culinaire". S’il paraît désabusé par le peu d’écho que le design culinaire trouve chez les chefs, il continue malgré tout ce qu’il nomme son « apostolat ». En tant que designer, il existe pour défricher : « C’est notre métier de voir un peu plus loin que les autres (…) Un chef peut être créatif mais ce n’est pas sa spécialité. Lui, sa spécialité, c’est la bouffe ». Reste aux cuisiniers de le digérer !
Design Culinaire, de Cécile Cau et Stéphane Bureaux, éditions Eyrolles, sortie le 28 octobre.