« Crasse », monticule émotionnel

« Crasse », monticule émotionnel

« Crasse », monticule émotionnel

« Crasse », monticule émotionnel

Au cinéma le 11 juin 2025

Maria, 17 ans, a été élevée jusqu'à ses 7 ans par une mère atteinte du syndrome de Diogène. Lorsque Michael débarque dans sa famille d'accueil, les souvenirs enfouis remontent à la surface. De l'accumulation obsessionnelle au débordement d'émotions, Crasse trouble et charme par sa capacité à nous plonger de façon viscérale dans l'intimité chaotique de ses personnages. Un magnifique fouillis sentimental, anarchique et parfaitement maîtrisé, cachant en son sein un deuil inachevé.

Londres, 1984. Maria (Lily-Beau Leach), 7 ans, et sa mère Cynthia (Hayley Squires) vivent dans un monde à part. Leur quotidien, tendre et poétique, est empli de trésors accumulés dont Cynthia, atteinte de syllogomanie, ne peut se débarrasser. Une nuit, une partie de la montagne lentement accumulée s’effondre et tout bascule.

Dix ans plus tard, Maria (Saura Lightfoot-Leon) a retrouvé un environnement stable dans une famille d’accueil lorsque Michael (Joseph Quinn), un jeune homme plus âgé, rend visite à ce foyer qui a également fréquenté lorsqu’il était enfant. Rapidement, l’irruption de Michael dans son quotidien ravive des blessures enfouies chez Maria. Sur fond de souvenirs traumatiques qui refont surface, ce rapprochement physique fait écho à un sentiment confus de possession, entre magie et folie.

Crasse © Piece of Magic Entertainment

Rien ne doit disparaitre

Scindé en deux parties, Crasse relate dans un premier temps l’enfance de Maria, 7 ans, auprès de sa mère Cynthia atteinte d’une incapacité à jeter les objets et à constituer une collection envahissante de détritus. Une maladie qui intrigue et désespère sa fille. Le titre original Hoard, pouvant être traduit par « magot » ou « faire des provisions », résume bien le ressenti de cette enfance parmi les détritus. Car la maladie de sa mère est pour Maria à la fois un poids – elle a honte de ne pas avoir une mère « normale » – et un monde fantastique où le moindre objet accumulé est empreint de magie.

Porté par une esthétique visuelle rétro aux tons sépia, Crasse joue sur ce sentiment ambigu d’une enfance à part, ancrée au milieu des années 80 mais dans environnement encombré faisant la part belle à l’onirisme. Réalisme social et quotidien fantasmé à travers les yeux d’une enfant cohabitent dans cette première partie entre insouciance de l’enfance et malaise d’une mère aimante mais défaillante.

Crasse © Piece of Magic Entertainment

La caméra de Luna Carmoon qui signe là son premier long métrage capte avec grâce cette enfant tiraillée entre une grande complicité avec sa mère et une prise de conscience de son trouble honteux. Un dichotomie des sentiments qui parcourt le film et s’exprime sans filtre, le rend surprenant, parfois malaisant, mais d’une sincérité implacable.

Place nette

La seconde partie de Crasse débute dix ans après l’accident qui sépare Maria de sa mère. Le saut dans le temps vient marquer un changement radical puisque Maria, désormais adolescente, vit dans une famille d’accueil. Le changement est radical entre l’appartement d’enfance surchargé et celui de Mrs. Norwood (Alexis Tuttle) qui l’a accueillie. Dans cette nouvelle vie, Maria semble avoir été libérée du poids d’un environnement pesant au futur incertain.

Crasse © Piece of Magic Entertainment

Mais le passé est tenace et un événement va faire remonter les souvenirs refoulés qui troublent ce nouveau départ. Avec cette ellipse, Crasse libère son héroïne pour mieux la confronter à nouveau aux traumatismes qu’elle a simplement enfouis à l’image de tous ces détritus qui formaient la montagne maternelle. Lorsque sa meilleure amie Laraib (Deba Hekmat) sort de sa vie, Maria est confrontée à une nouvelle perte qui lui fait perdre ses repères de stabilité et modifie son comportement.

Folie à deux

De façon insidieuse, le trouble maternel rattrape comme une malédiction l’adolescente qui trouve un partenaire idéal pour sa dérive mémorielle. Michael est un point de cristallisation de ce passé qui refait surface. Elle se rapproche du jeune homme – dont le métier d’éboueur n’est évidemment pas un hasard – qui doit se marier prochainement avec son amie qui est enceinte.

Crasse © Piece of Magic Entertainment

À travers cette relation passionnelle s’exprimant lors de jeux sensuels débridés, Maria revit les traumas d’une enfance qui a laissé des traces. Lorsqu’ils ne rejouent pas une scène du film Le tambour (1979) de Volker Schlöndorff que Maria a vu enfant, les amants se lancent dans des jeux de séduction anarchiques. Michael fuit l’avenir tandis que Maria est rattrapée par son passé. Et le présent n’est que chaos.

Les objets et leurs valeurs symboliques prennent une place importante dans ce lâcher prise où Maria se réfugie. Comme sa mère, Maria leur confère des pouvoirs au-delà de l’utilitaire. La poésie enfantine filtre alors dangereusement avec une fascination adulte pour des artefacts qui renvoient à un passé douloureux. Symbole de cette relation ambigüe avec l’inanimé, un fer à repasser autrefois souvenir douloureux d’un accident domestique devient un outil masochiste de scarification corporelle.

Crasse © Piece of Magic Entertainment

Le trouble en héritage

Souvent troublant voire dérangeant pour son parti pris viscéral, Crasse captive par sa capacité à évoquer l’héritage d’un trouble maternel longtemps enfoui qui se réincarne dans une fascination pour les objets. L’exploration des traumatismes de Maria est à la fois confuse et subtile, poétique et inquiétante. Magnétiques, Saura Lightfoot-Leon et Joseph Quinn – Eddie Musson dans la série Stranger Things (2016-2025) – nous entraînent dans cette relation débridée, échappatoire sensorielle à un deuil jamais exprimé.

Car derrière l’évocation de cette relation mère-fille ambigüe partagée entre amour et honte, Crasse interroge le rôle des souvenirs – ici largement traumatisants – dans le processus du deuil. Luna Carmoon s’est inspirée pour le personnage de Cynthia de sa grand-mère qui apparaît furtivement dans une image d’archive personnelle à la fin du film. Un lien intime dévoilé qui donne un indice sur la grande tendresse qui se terre sous ce monticule d’émotions brutes.

> Crasse (Hoard) réalisé par Luna Carmoon, Royaume-Uni, 2023 (2h06)

Crasse (Hoard)

Date de sortie
11 juin 2025
Durée
2h06
Réalisé par
Luna Carmoon
Avec
Saura Lightfoot-Leon, Hayley Squires, Joseph Quinn
Pays
Royaume-Uni