Békame et le hangar aux clandestins

Békame et le hangar aux clandestins

Békame et le hangar aux clandestins

Békame et le hangar aux clandestins

22 février 2012

L'histoire de Bilel, alias Békame, c'est celle d'un adolescent clandestin, qui rêve de rejoindre l'Angleterre. Avant cela, il devra retrouver son frère, lui aussi sans-papiers. Et lutter contre la cruauté des passeurs et les terribles conditions de vie régnant dans les hangars où s'entassent les clandestins. "Békame", un récit troublant qui mêle fiction et documentaire.

Un récit sombre et poignant. En s’intéressant au sort de migrants clandestins, le scénariste Aurélien Ducoudray n’a pas choisi un sujet léger. Pourtant, dans l’album Békame, malgré des situations oppressantes et parfois violentes, l’espoir a toujours sa place. Caché certes, mais bien présent. Cette histoire attachante, c’est celle de Bilel, un jeune adolescent arrivé clandestinement en France. Il se fait appeler Békame, comme son idole anglaise, ex-joueur de Manchester United. Bilel n’a qu’une seule idée en tête : retrouver son frère Ahmed, arrivé lui depuis deux ans. Leur objectif commun ? Partir en Angleterre. Vers leur Eldorado. Mais Bilel va vite déchanter.
L’adolescent se retrouve à la merci des passeurs, parqué dans un hangar, passeport confisqué. Un lieu inhumain qui ressemble étrangement au centre de Sangatte, le centre d’accueil et d’hébergement d’urgence de cette ville du Pas-de-Calais[fn]
Le centre d’accueil et d’hébergement d’urgence de Sangatte a ouvert en 1999, à 10 kilomètres du port de Calais. Il fut géré par la Croix-Rouge française. En 2002, il comptait 1 500 clandestins pour 900 places. Pour la plupart, ces réfugiés refoulés à l’entrée du tunnel sous la Manche étaient originaires d’Afghanistan et d’Irak et souhaitaient se rendre en Angleterre. Le centre de Sangatte a été fermé le 11 décembre 2002.[/fn].

On découvre Bilel, devant se débrouiller seul pour s’échapper, élaborant des petites combines pour survivre. Ou aider par Victor, le SDF, et surtout par M. Assane, un entraîneur de foot attentionné, croisé par hasard. Ses autocollants Panini seront aussi un moyen de s’évader, au moins par l’esprit.
Appuyé par le trait brut et les dessins sombres de Jeff Pourquié qui font ressortir une certaine fragilité des personnages, cet album est une réussite. Tragique et intense. Noir et délicat. Une plongée dans le quotidien des sans-papiers, tombés dans ce « 
réservoir de chair fraîche des passeurs ». Entre fiction et réalité. Aurélien Ducoudray s’est en effet basé sur les témoignages de migrants, recueillis lorsqu’il était photographe de presse, pour construire son récit. Entretien avec le scénariste. 

Pourquoi avoir voulu vous intéresser à cette thématique ?

J’ai été journaliste puis photoreporter à Limoges entre 2000 et 2004. Une période où ça bougeait pas mal, dans cette ville, pour les sans-papiers. Il y avait beaucoup de revendications, de manifestations, des demandes de régularisation. Dans la rue où j’habitais, un immeuble entier était occupé par des sans-papiers, ils squattaient. Je passais des soirées, voire des journées, avec eux pour faire des reportages photos et des articles. La rencontre avec les sans-papiers s’est faite comme ça. Békame vient de tous ces témoignages. Il y avait tous les cas de figure, toutes les ethnies.

J’ai beaucoup appris auprès d’eux. Des Africains pour le côté débrouille, que l’on retrouve dans la BD avec le personnage de Bilel. Des Algériens qui m’ont raconté leur passage à Sangatte. Il y avait aussi des Moldaves, réfugiés politiques, ils étaient dans une situation assez catastrophique. L’homme me racontait comment il avait fait pour passer de la Moldavie à la France et comment il s’était fait embarquer dans une situation de travail forcé, avec confiscation de son passeport. Ce que l’on retrouve aussi dans cet album.

Békame

, c’est donc un mélange de ces nombreux témoignages ?

Je voulais trouver une histoire qui me permette de tout raconter, parce que je trouve qu’on classe souvent les sans-papiers en sous-catégories : les demandeurs d’asile, les sans-papiers économiques, etc. Je ne voulais pas me focaliser sur une catégorie en particulier. Quand on est sans-papiers, on est sans-papiers. Quand on se barre de chez soi, ce n’est pas avec plaisir donc je ne voulais pas faire de distinction.

Pourquoi avoir raconté ces histoires sous forme de BD ? La photo ne suffisait-elle pas ?

Les photos, c’est bien mais on n’a pas de son. La vidéo, on a le son et l’image, mais quelquefois, plus d’histoire. Ce qui me plaît dans le type de BD que je fais, c’est qu’on peut avoir un matériau très documentaire, à 100 % vrai, et par le biais de la fiction, on va pouvoir emmener cette réalité un petit peu plus loin encore. Dans un documentaire, on est tributaire de ce qui se passe, on ne peut pas inventer. Moi j’aime être entre les deux. La BD permet de casser cette barrière sur laquelle butte le journaliste qui se dit à un moment "il ne faut pas inventer". En BD, je peux raconter une histoire exactement comme je veux. Je peux très bien me baser sur des faits, vus et entendus, mais je peux inventer pour aller jusqu’au bout de mon histoire. Je me sens moins frustré qu’avant. Par exemple, un bout de dialogue qui n’existait pas mais qui peut souligner le propos et le mettre en lumière. Quand j’étais journaliste, c’était différent.

Ce sont les thèmes sociaux et politiques qui vous intéressent ?

Oui. Ces thèmes sont présents dans les autres albums que j’ai faits. La Faute aux Chinois[fn]La Faute aux chinois a obtenu la mention spéciale du jury, dans la catégorie polar, au Festival d’Angoulême 2012. De François Ravard et Aurélien Ducoudray, Futuropolis.[/fn], est une chronique sociale déguisée en polar. Une histoire d’ouvriers sur fond de délocalisation. Ma première BD, Championzé: un destin de Battling Siki[fn]Le premier Africain qui est devenu champion du monde de boxe, en 1922. Album d’Aurélien Ducoudray et Eddy Vaccaro, Futuropolis.[/fn], raconte l’histoire d’un boxeur sénégalais qui a battu un champion français. Cet album montre le racisme de l’époque. J’aime bien raconter l’époque actuelle. Le quotidien, c’est fantastique à raconter. Je n’ai pas d’imagination sur des mondes futuristes ou merveilleux. C’est vraiment la continuité de mon boulot de journaliste. Tout le monde dit que c’est atroce, que c’est pire maintenant, que c’était mieux avant. Je ne suis pas convaincu de ça. J’aime notre époque parce qu’il y a énormément de contradiction entre les choses. Et toutes ces contradictions sont des nœuds à histoires.

Quand vous écrivez, « les bons sentiments engendrent la pire des réalités », ce sont ces contradictions que vous voulez exprimer ?
J’aime quand une très bonne idée, très humaniste, se transforme en cauchemar. Ça me fascine, je trouve ça passionnant. Quand la bonne volonté des gens finit par donner quelque chose de complètement inverse. C’est le cas du centre de Sangatte. C’est quelque chose de fabuleux. C’est une initiative profondément humaniste d’aider ces gens qui viennent et qui échouent à cet endroit-là.
Mais vu que le problème est concentré en un seul endroit, il y a d’autres problèmes qui en découlent (les passeurs, le travail clandestin, le trafic d’humains). Finalement, Sangatte a généré ses propres problèmes. C’est un Eldorado pourri. Je n’aime pas les choses toutes faites, je déteste les chevaliers blancs qui vous disent "voilà, il faut penser comme ça, c’est ça qui est bien", sans jamais regarder à côté.

C’est aussi grâce à vos témoignages que vous avez connu les conditions de vie à Sangatte ?

Oui. A Limoges, pour mes reportages, j’ai rencontré deux Algériens. Ils avaient essayé de passer en Angleterre six ou sept fois, avaient atterri à Sangatte mais s’étaient fait refouler et étaient finalement revenus. Ils n’avaient plus d’argent. Ils étaient obligés de reculer dans le centre de la France. C’était terrible pour eux. Ils s’éloignaient encore plus de l’Angleterre.

Quels sont vos plus forts souvenirs avec les sans-papiers ?

Quand j’étais avec eux, l’ennemi, c’était dehors. Je me souviens d’un couple de Moldaves qui se cachaient, même quand ils devaient regarder par la fenêtre. L’homme avait un nœud à l’estomac à chaque fois qu’il devait sortir. C’était atroce. Dehors, pour eux, c’est l’ennemi complet : les gens, les flics, l’Etat.

Avez-vous une volonté de dénoncer dans cet album ?

Je laisse plutôt la parole à mes personnages. Je trouve que c’est trop simple de dénoncer, moi je préfère montrer. Dénoncer, c’est dire, "ce n’est pas bien d’exploiter l’être humain" : on en fait trois lignes dans un article et ce n’est pas très intéressant. Je préfère montrer tout ça à travers les sentiments et les actions des personnages. La bande dessinée, ça sert à ça. Les moments les plus émouvants avec les lecteurs, c’est quand ils commencent à vous parler des personnages que vous avez inventés, comme s’ils existaient réellement. Ça veut dire que ça les a touchés.
Indirectement, il y a une forme de militantisme, sinon, je ne parlerais pas de ce sujet. Mais je ne représente aucun parti politique, ni association, je suis en amont de cela. Pour montrer.

Le sujet est particulièrement grave et poignant. Avez-vous prêté une attention particulière à ne pas tomber dans la facilité, dans le pathos pour en parler ?

Il ne fallait pas en rajouter, c’est sûr. Je ne pense pas y avoir fait vraiment attention. Souvent, je commence avec une idée, et au bout d’un moment les personnages sont là et ils font ce qu’ils veulent. À la moitié du scénario, mes personnages disent, "aller, c’est bon. On ne sait pas ce que tu vas raconter mais on va raconter autre chose". Le scenario se fait… en se faisant. J’apprends à connaître mes personnages dans la première moitié et puis après, ils se débrouillent. Comme s’ils écrivaient leur histoire eux-mêmes. J’aime bien, en écrivant, qu’à un moment, ça puisse vriller et partir de travers. Ce sont ces moment-là que je recherche dans les récits. Quand on est en terrain inconnu. Je ne me mets pas de barrière.

Vous mélangez habilement documentaire et fiction. Quel scénariste actuel vous inspire de la sorte ?

Cela fait cinq ou six ans que j’ai compris qu’on pouvait raconter de cette manière grâce à un autre scénariste Luc Brunschwig (La Mémoire dans les poches, Le Pouvoir des innocents…). Par le biais de la fiction, il arrive à nous faire comprendre ce qu’on vit tous les jours mais qu’on ne voit plus depuis très longtemps. C’est un scénariste pertinent, tout en finesse.
J’aime bien également Manu Larcenet, son dernier Blast. C’est ce genre d’album qui fait avancer la BD. Avec un anti-héros complet. Je n’aime pas les héros. Ils sont chiants et souvent, ils sont riches et ce n’est pas drôle à raconter. On tourne vite en rond.

Békame

est annoncé comme un dyptique. Quand le tome 2 est-il prévu ?

C’est pour début 2013 si tout va bien. Il est quasiment écrit, il faut le temps de le dessiner. Dans ce tome, on s’attachera un peu plus au grand frère de Békame. Lui-même va apprendre très vite le métier que fait son frère. Voire trop vite. Avec l’innocence de ce jeune Bilel, on voit que c’est très facile de basculer du mauvais côté sans s’en rendre compte. Ce n’est qu’un gosse. Il va copier ce que fait son frère et avec sa naïveté, il va faire pire. Mais ça ne finit pas mal. Je mets un point d’honneur à ne pas faire mourir mes personnages. Il y a de l’espoir. Pas forcément celui qu’on croit mais il y a de l’espoir.

 

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Békame. Tome 1. Récit d’Aurélien Ducoudray, dessin et couleur de Jeff Pourquié, Futuropolis, février 2012.