Un autre genre

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Un autre genre

19 avril 2011

Les Autres Gens ou comment faire de la BD autrement ? La bédénovela de Thomas Cadène, sur la toile depuis février 2009, a su rendre accro ses lecteurs. Rencontre avec un mordu de séries et un accro du Net.

Depuis février 2010, leurs aventures bruissent sur la toile. Mathilde, Camille, Emmanuel et les autres sont les héros Des Autres gens. Un feuilleton quotidien, des personnages qui nous ressemblent et que les abonnés découvrent chaque jour, sauf le week-end, au saut du lit, entre deux rendez-vous ou pendant le déjeuner. Rebondissements, péripéties, générique, et surtout addiction, tous les éléments du feuilleton sont présents. A la tête de cette bédénovela, Thomas Cadène, scénariste et dessinateur, passionné de séries depuis son enfance. Il écrit les scénarios et les abandonne ensuite aux dessinateurs. Pour suivre la cadence de cet ambitieux projet, ils sont des dizaines à avoir dessiné au moins un épisode. En mars, un premier tome de la série est sorti en version papier. L’occasion, pour cette BD d’un genre nouveau, de capter un public plus large. Citazine a rencontré le père des Autres gens.

Quelle a été la genèse de ce projet ?

Depuis que je surfe sur Internet, depuis au moins dix ans, j’ai très vite pensé à la fiction. En plus, l’idée faisait écho à mon goût très prononcé pour le feuilleton. Je fais partie des accro d’Internet. J’ai vraiment du mal à décrocher et j’entretiens une vraie passion pour le feuilleton, quel qu’il soit. Je suis fasciné par son potentiel narratif. C’est un format passionnant.

Quand vous étiez jeune, quelles étaient vos séries de prédilection ?

Mes parents ne me laissaient qu’un accès très réduit à la télévision. Je regardais surtout celles de la 5, K2000 et SuperCopter. Mais chaque épisode est complet, ce ne sont pas des vraies séries. Les vraies, je les ai découvertes plus tard, quand j’étais étudiant. J’ai découvert La Petite maison dans la prairie. Je travaillais beaucoup le soir. Et larvais devant la télé l’après-midi. J’ai découvert Dallas et Dynastie. Dallas, une puissance narrative simple et tragique, mais des décors et des personnages absolument pas crédibles : un ranch pas crédible, une piscine en haricot, etc. De l’autre côté, on a Dynastie. Le décor est très crédible. Mais tout le monde se fiche de l’histoire. C’est très intéressant de naviguer entre ces deux séries. (…) Je pourrais en parler des heures donc j’arrête là.

Vos séries de prédilections…

Ensuite, c’est Twin Peaks et X-Files, qui, pour moi, ont redonné leurs lettres de noblesse au genre feuilletonesque. J’ai ensuite été accro à Urgences, puis à The Soprano, Six Feet Under, The Wire. Là, on ne se pose plus la question de la qualité. Pour moi, on est vraiment dans le niveau des grands films. Certaines séries ont eu autant d’impact sur ma vie que des grands livres, elles m’ont vraiment fait réfléchir. J’adore, dans Six Feet Under par exemple, le jeu sur la perception qu’ont les spectateurs des personnages. Elle varie sans cesse. Dans Les Autres gens, je m’en rends compte et je suis vraiment content d’y être arrivé. Au début, tout le monde détestait le personnage d’Emmanuel, parce qu’il est tout mou, il se laisse faire. Et avec ce qui lui arrive, les lecteurs ont changé d’avis sur lui. Maintenant, le personnage le plus détesté c’est Mathilde, l’héroïne. Alors maintenant, j’ai envie de dire aux lecteurs : « Arrêtez de la détester, elle n’a que 23 ans ».

J’ai vraiment envie de jouer sur le rapport que le lecteur entretient avec les personnages et il n’y a que le feuilleton qui en offre la possibilité. Parce qu’on peut s’étaler sur le long terme. En BD, j’ai toujours essayé de travailler là-dessus. De mettre en scène des héros assez insaisissables. Mais sur un feuilleton, c’est un luxe qu’on peut se permettre en permanence. La courbe de popularité change toujours ! En un an, des personnages se sont révélés positivement, d’autres négativement.

Vous agissez sur le scénario en fonction de cette courbe de popularité ?

Habituellement non. Mais pour le cas de Mathilde, je ne pensais pas qu’elle était détestée à ce point. J’avoue que ça me travaille un peu. Je me suis rendu compte que les personnages prennent leur propre logique et maintenant, ils sont assez grands pour évoluer tout seuls. La plupart du temps, ce que j’avais prévu tombe à l’eau quand je l’écris, parce que je me rends compte que non, ils ne peuvent plus dire telle chose ou faire telle autre chose. Ça ne leur correspond plus du tout alors l’histoire se modifie en fonction de leur propre logique. D’autres fois, je commence à écrire et les dialogues arrivent tout seul, tout de suite.
Quand on a commencé, les personnages étaient tous un peu caricaturaux mais ils ont beaucoup évolué en fonction des expériences vécues. Et ce sont eux qui s’imposent à moi. C’est très intéressant à expérimenter.

Une histoire, plusieurs dessinateurs

Vous aimez vos personnages ?

Oui, j’aime mes personnages. C’est un devoir de scénariste. Il faut toujours les aimer. Tous ! Au cinéma, quand j’ai l’impression que le réalisateur maltraite trop son personnage, je trouve que c’est une faute. C’est notre devoir de les aimer un peu. Ce qui ne m’a pas empêché d’en tuer un !

Vous avez choisi de travailler avec plusieurs dessinateurs. Pourquoi ?

Au départ, je ne le voyais pas comme un plus artistique mais comme une nécessité. Si on voulait cinq épisodes par semaine, c’était tout simplement impossible de le faire avec un seul dessinateur.
Au début, on devait être quinze mais on s’est rendu compte très vite que ça n’avait aucun sens. C’était beaucoup trop de boulot ! Et puis ils ne font pas que ça, ils bossent sur d’autres projets. Parfois, ils arrêtent. Aujourd’hui on est à 80. C’est-à-dire que 80 dessinateurs différents ont réalisé au moins un épisode. Une trentaine n’en fait qu’un seul. Et puis il y a des piliers. En permanence, il faut faire une gestion de planning.

Vous n’avez pas eu peur que ces changements de style nuisent à la fidélisation des lecteurs ?

Au début, on avait cette crainte. C’est pourquoi on a mis en place le système du générique. Le lecteur, en deux ou trois cases, est immergé dans le style du dessinateur, sans se poser de question. Il faut qu’il sache, tout de suite, qu’elle est la tête du personnage. Au début, certains étaient très dubitatifs voire mal à l’aise. Et pour le premier anniversaire, en février, j’ai demandé aux lecteurs ce qu’ils en pensaient. Tous répondent au contraire que c’est un atout extraordinaire d’avoir tous ces styles. S’ils n’aiment pas, ils s’en foutent, ils lisent au moins l’histoire qui elle, les accroche. Et s’ils adorent, ils ont une bonne surprise le matin et se plongent dans l’épisode.
Un jour, un lecteur m’a dit qu’il connaissait mieux les personnages que certains dessinateurs. Je crois que c’est tout à fait vrai. Parfois, les lecteurs en voyant un personnage s’écrient : « Non, il n’est pas du tout comme ça ! » Et en fait, de ce handicap naît une solidarité, une connivence entre le lecteur et le personnage.

Comment écrivez-vous ?

En ce moment, j’ai une semaine et demie d’avance, ce qui est ridicule. Mais je suis débordé (entre la sortie du livre, le scénario et la gestion du site, NDLR). Le bon rythme de croisière, c’est trois semaines d’avance. En une semaine et demie d’avance, il y a beaucoup de défections, parce que les dessinateurs n’ont pas le temps de réaliser l’épisode !
Je fais parfois appel à d’autres scénaristes, comme Kris ou Wandrille, pour qu’ils prennent la relève de temps en temps. Là, je souffle un peu et je peux garder l’avance si à côté, j’ai des choses importantes à faire.

Un feuilleton créé pour Internet

Il fallait absolument que Les Autres gens paraissent sur Internet ?
Je ne l’ai jamais pensé ailleurs que sur Internet. Le feuilleton me plaît beaucoup, mais en BD, je trouvais ça compliqué. Je ne me pose pas la question de la fin, c’est ce qui me plaît par rapport à la BD traditionnelle. On est vraiment dans un récit au long cours. En BD traditionnelle, il n’y a quasiment aucun support qui le permet. Dans la presse, cela a existé dans les années 60 et évidemment, avant, on avait le feuilleton littéraire.
Pour les autres personnes, Internet, c’était le média idéal. Je voulais le faire parce qu’Internet existait. C’est lui qui m’a donné envie.

Le site fonctionne par abonnement. Vous réussissez à vous en sortir financièrement ?

On rame. On est en moyenne à 1160 abonnés par mois, ce qui est trop peu. C’est bien parce que personne n’y croyait et qu’en plus, on n’a aucune visibilité. On n’est pas à la FNAC ou à Virgin. On s’appuie bien sûr sur les signatures qui sont notre crédibilité mais pour des gens qui sont hors « univers BD », pour qu’ils aient confiance et qu’ils s’abonnent, c’est dur. Donc on arrive à se maintenir, c’est un exploit. Mais c’est insuffisant. C’est toujours très fragile. Oui, c’est un succès parce qu’on est toujours là, qu’on a convaincu les critiques et les gens qui nous connaissent. Donc qualitativement, c’est une réussite. Mais ça peut s’effondrer du jour au lendemain parce que la trésorerie est toujours une question difficile. C’est une situation vraiment fragile et c’est un peu usant.

Les dessinateurs sont rémunérés ou est-ce du bénévolat ?

Oui, j’arrive à les payer, mais très mal. Il est hors de question de faire ça gratuitement, ça irait contre tous mes principes. Donc, le jour où je ne peux plus payer, j’arrête. Mon objectif est de pouvoir toujours et mieux payer les dessinateurs.

Au début, vous avez pu vous appuyer sur un sacré réseau !

J’avais pas mal de copains auteurs, donc oui, ça a été très pratique. Et puis la BD, c’est un métier où on est seul. Mais moi j’aime bien partager et expérimenter avec d’autres.

C’est vous qui avez voulu la version papier ?

Non. Dupuis est venu nous voir et a acheté les droits. Moi, je ne voyais pas trop comment on pouvait faire et je l’avais vraiment pensé pour Internet.
Mais effectivement, la sortie papier a permis, grâce aux droits, de mieux payer les dessinateurs. On a divisé la somme entre eux et la société – majoritairement pour eux. On a pu relancer la machine pour la suite. Dupuis en avait vraiment envie, ils nous ont transmis leur envie. Et ont réussi à nous convaincre grâce à la maquette. Très sincèrement, je trouve qu’ils ont fait un super boulot. C’est une lecture qui fonctionne très bien sur papier. Il y a juste un ou deux épisodes où c’est écrit un peu petit.
J’ai aussi considéré le fait qu’une sortie papier signifie un élargissement du lectorat !
On a toujours une vision un peu faussée sur Internet. Le premier mois, on a bénéficié d’un sacré buzz. On avait un article dans Libé, des trucs inespérés. On a quand même des auteurs importants ! Mais je me rends compte en dédicace que beaucoup de gens n’en ont jamais entendu parler. Et ce ne sont pas des personnes qui vivent dans le fin fond de la Creuse, sans eau courante ni électricité. Mais si Internet représente des millions de personnes connectées, elles ont leurs habitudes et on peut tout à fait de pas exister pour peu qu’on ne se trouve pas dans leurs abords.

Avec le livre, vous êtes allé vers d’autres lecteurs…

Oui ! Au début, tout seul, on a réussi à toucher une communauté particulière, des lecteurs de BD numérique, de blogs, etc. Mais sans budget marketing, c’est très difficile d’aller toucher d’autres lecteurs. Alors que le livre le permet.

Et la télé, vous y pensez ?

Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de me poser la question. Je sais qu’il y a des gens qui regardent Les Autres gens mais pour le moment ça reste du domaine du très lointain. Ce n’est pas mon souci du moment.
Mais c’est un domaine et un format qui m’intéresse beaucoup, bien sûr…

 

Déjà paru : Les Autres Gens, Tome 1, Thomas Cadène, Dupuis, mars 2011.
Á paraître : Les Autres Gens, Tome 2, Thomas Cadène, Dupuis, mai 2011.

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