Vincent, premier amour, compagnon de jeunesse et mari de la narratrice, assume désormais pleinement son homosexualité. Entre eux, et sous couvert de liberté et de compréhension mutuelle, s’est dessiné un pacte quasi faustien : Vincent continue d’aimer sa femme tout en vivant une autre vie que la leur. Point de divorce ; la maison familiale devient peu à peu le théâtre d’une circulation d’amants — Brian, João, Nikolai et d’autres encore — que l’épouse accueille avec des trésors de bonne éducation et un vague à l’âme savamment maîtrisé.
Pacte faustien
Le mariage part à vau-l’eau dans une politesse feutrée, une courtoisie bienveillante qui rend le délitement encore plus éclatant. Il est « maquillage du désastre », silence aux « mâchoires de loup », manière obstinée de voir le verre à moitié plein et de se raccrocher aux avantages matériels et affectifs de la situation maritale. Il y a là comme une atmosphère de France corsetée d’autrefois, version bourgeoisie et naphtaline.
« Quand j’ai découvert l’existence d’Edmond, je me suis précipitée sur cette voie de traverse dans l’espoir de faciliter le chemin vers l’élucidation de mon propre destin. »
La narratrice se débat dans sa nouvelle condition d’épouse délaissée, chaque jour un peu plus vacillante, la vie comme « une serre froide, un astre mort ». Comment faire avec ce qui se défait, comment continuer d’exister ? Pour pallier son vague à l’âme, elle se jette à corps perdu sur les traces d’Edmond, ancêtre du début du XXe siècle mystérieusement rayé de l’arbre généalogique maternel. Ne subsistent de lui que deux portraits sépia : l’un en « uniforme, avec sa rapière, sa moustache en crocs et sa barbichette impériale », et l’autre où il pose nonchalamment, grâce féline, dans un déguisement de mineur. Travesti, dira un cousin qui s’est lui aussi penché sur cette mise au ban de la mémoire familiale.
Edmond, (le bel) obscur : archives lacunaires et fantasmes interprétatifs
Le dernier des maigres documents concernant Edmond est une missive décousue, funeste, dont on ignore même si elle est de sa main. Qui fut-il vraiment, cet Edmond mort à seulement vingt et un ans dans un hôtel en compagnie d’un mystérieux ami, récipiendaire de son agonie ? Il n’y a hélas pas là matière à la moindre consistance historique, alors les supputations et l’ésotérisme viendront combler une recherche aussi lacunaire qu’infructueuse. Edmond est ce « bel obscur », homosexuel contrarié selon l’hypothèse — ce qui expliquerait le rejet et la mort loin des siens.
Puisque les archives ne disent rien ou presque, l’écriture et la relecture des journaux de bord de l’avant — ceux de l’ignorance, puis ceux des débuts de la confession de Vincent — deviennent le refuge où la narratrice comble ce que l’histoire refuse de livrer, et le seul endroit où elle se sent pleinement elle-même. Bribes, fragments, incertitudes : l’ancêtre est clairement pris en otage, étiré pour être raccroché à Vincent, second « bel obscur », lui aussi en fuite. « Le destin d’Edmond interpelle celui de Vincent », pourtant épanoui et bien vivant. Mais n’est-elle pas en deuil, notre narratrice, justement, « d’un vivant du nom de Vincent » ?
Des correspondances entre les deux hommes, il en est une qu’elle juge significative : Edmond a sauvé deux vies de la noyade en 1862 ; Vincent, dans sa jeunesse, a plongé à la suite des deux passagers d’une voiture tombée dans la Vesdre, rivière belgo-allemande. En vain. Pourtant c’est Edmond qui disparaît trop tôt, pro à l’oubli. Vincent, lui, assume, s’épanouit, là où Edmond aurait — selon l’hypothèse de la narratrice — disparu dans la honte. Les deux hommes forment un miroir bancal où chacun éclaire ce qui lui échappe chez l’autre.
Similitude encore : l’exclusion imposée à Edmond, la « damnatio memoriae », et celle que Vincent, désormais ailleurs, fait peser sur leur histoire. Fort du blanc-seing de sa femme, au cœur de ce mariage qui n’a plus d’existence que nominale, il papillonne d’amour en amour avec toute la candeur d’un adolescent émerveillé. Le personnage échappe au lecteur comme il échappe à la narratrice : là sans y être, loin des élucubrations qu’elle tisse. Difficile de ne pas voir en lui — malgré sa splendeur féminine et son ingénue sensualité— un parangon d’égoïsme, de légèreté presque cruelle, qui avance sans se retourner, riche de sa liberté retrouvée, tandis qu’elle demeure en contre-jour, lestée du poids de ce qu’ils furent.
Difficile de penser cette terrible fin de l’amour — qui n’en est même pas une. Edmond, reconstitué par fragments incertains, finit par s’effriter sous l’ampleur du chagrin conjugal. Le prétexte généalogique ne tient plus lorsque l’histoire d’amour perdue occupe tout le champ.
Le Bel Obscur, mille-feuille romanesque aux coutures trop visibles
Mille-feuille que ce livre, avec son trop-plein de couches inégales, ses archives maigres, sa structure éclatée et ses ruptures digressives, considérations écologistes et autres qui n’ont rien à faire là. Rien d’étonnant à ce que Le Bel Obscur, roman le plus personnel de Caroline Lamarche, en lice avec La maison vide de Laurent Mauvignier – lire notre article – soit resté au seuil du prix Goncourt. Mais ce texte frappe par sa manière d’affronter ce qui ne se résout pas : l’effacement, l’usure, les vies qui continuent par inertie. Le roman pousse très loin les limites du faire-semblant, tout en dessinant un récit d’émancipation discrète : celui d’une femme qui comprend qu’elle n’a plus à rester là où elle se maintient.

