Qu’est-ce qu’un Goncourt ?
Un Goncourt, c’est une langue qui se risque. Pas « le roman dont on parle », mais celui qu’on relit. Un Goncourt, c’est Vipère au poing d’Hervé Bazin (1948), Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq (1951), La Vie devant soi de Romain Gary (1975), le durassien <em »>L’Amant (1984), Les Champs d’honneur de Jean Rouaud (1990).
Plus récemment, c’est La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr (2021) : de ces livres où la littérature ne s’excuse pas d’être exigeante.
Mais certaines années, le Goncourt déçoit. Le prix semble répondre à des logiques de marché, tièdes et consensuelles. Les grands groupes éditoriaux (Gallimard, Madrigall, Hachette, Editis, etc.) orchestrent leurs campagnes dès la rentrée, et écritures radicales et maisons indépendantes disparaissent du palmarès. Les jurés, souvent des figures installées, votent par fidélité d’éditeur, d’amitié, voire même de génération.
En 2022, le jury cherchait un « retour au sérieux » après quelques choix plus audacieux, comme Sarr. Brigitte Giraud fut couronnée avec Vivre vite. À la facilité de la ficelle autobiographique s’ajoutait une écriture d’une triste platitude. Un roman consensuel, lauréat par défaut au bout de quatorze épuisants tours de vote, là où Le Mage du Kremlin aurait fait un bien meilleur Goncourt – et encore.
Tandis que les jurés validaient la transparence du « moi »…
…d’autres auteurs rappelaient que la littérature n’est pas un miroir de soi, mais une traversée des ombres qui dévoile, confronte le réel et l’idée qu’on s’en fait.
En 2020, Laurent Mauvignier publiait Histoires de la nuit : livre monstre, oppressant, formidable machine à sonder la peur et la solitude. Une œuvre qui rappelait qu’on peut encore faire du roman un territoire d’expérience, bien au-delà de l’exercice purement introspectif. En cette rentrée littéraire est sorti La Maison vide, désormais finaliste du prix Goncourt 2025 (résultat ce 4 novembre).
Une maison, des fantômes, quatre générations
« Ce monde, je pars de sa disparition pour le reconstituer, peut-être à l’aveugle, en prenant trop de libertés, mais avec la conviction que je le fais dans le bon sens. »
« En 1976, mon père a rouvert la maison qu’il avait reçue de sa mère, restée fermée pendant vingt ans (…) — un vieux piano, une commode au marbre ébréché, une Légion d’honneur, des photographies où un visage a été découpé aux ciseaux. » De cette maison, Mauvignier fait le cœur battant d’une enquête intime qui entreprend de remonter le temps. Quatre générations se croisent — Marguerite, Marie-Ernestine, la mère de celle-ci, et les hommes autour d’elles. Femmes sacrifiées par le devoir, hommes prisonniers d’une virilité destructrice, tous victimes d’un même héritage de contrainte, où le mutisme des uns nourrit la douleur des autres. À travers eux, se dessine une France rurale effacée, à la vie routinière et monotone, traversée par la violence du siècle, où les existences ordinaires portent, sans le savoir, le poids des drames collectifs.
Chez Mauvignier, le passé ne meurt pas : il ressurgit et ronge. « Un incident ne se clôt jamais, ou, s’il le fait, n’est pas sans laisser de traces suffisamment profondes pour que, parfois, les cicatrices se rouvrent et, béantes, à vif, retrouvent l’éclat de la souffrance infligée. »
Redonner sens au mot « littérature »
Laurent Mauvignier et La Maison vide méritent le Goncourt — par poids littéraire, rigueur, ambition, densité de la langue. Il ne cherche ni à plaire ni à apaiser : il creuse, gratte, insiste. Ses romans ne se “lisent” pas : ils se traversent, s’endurent. Une littérature de la trace et du vertige.
À une époque où l’on confond vécu et littérature, Mauvignier rappelle qu’un écrivain, c’est d’abord quelqu’un qui écrit. Pas quelqu’un qui raconte où « partage son histoire », mais quelqu’un qui donne forme à la douleur. Il rend à la littérature son poids, sa lenteur, sa densité. Et si le Goncourt veut redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être — une distinction du courage esthétique, alors il est temps qu’il choisisse Laurent Mauvignier.
