Vingt ans ou la brûlure de l’absolu 

Vingt ans ou la brûlure de l’absolu 

Vingt ans ou la brûlure de l’absolu 

Vingt ans ou la brûlure de l’absolu 
Rentrée littéraire 2025

25 juillet 2025

Dans Vingt ans, Karine Silla fait d’un fait divers fictif le récit d’une passion toxique et destructrice. Un roman troublant sur la jeunesse, l’aliénation amoureuse, et les mécanismes sociaux de l’emprise.

Une fiction très vraie

« Cette fiction est une histoire très vraie. Le roman a pris sa place dans la dure véracité des faits. »

Vingt ans s’ouvre sur un fait divers fictif du début des années 1990 : une fusillade, une cavale, deux amants maudits. Jeanne et Tristan, « les amants diaboliques », emportés par « la force d’une passion insoutenable », « qui voulaient tout à la fois construire un abri pour leur amour et tout détruire pour en finir ».

Tristan meurt. Jeanne est arrêtée, jugée seule responsable. Qui est Jeanne ? Est-elle réellement cette jeune femme hautaine et insensible qui aurait dit « Tire ! Tire ! Achève-le » à Tristan, son amant, comme le prétend la presse ? Qui est cette jeune femme issue d’un milieu aisé, bien sous tous rapports, au sein duquel Tristan, bad boy magnétique, n’a jamais été le bienvenu ? On laissera les fleurs bon marché amenées par ses soins au déjeuner de famille flétrir sur le comptoir, sous son nez.

Portrait d’une femme en perdition

Jeanne fascine la narratrice, qui s’en éprend immédiatement, ressentant une « sororité immédiate ». Elle se reconnaît en elle, en cette jeunesse exaltée, cette rage de vivre, cette façon d’aimer jusqu’à la perte de soi. « À vingt ans, tout est intense. L’amour, la liberté, les choix. » 

L’histoire de Jeanne réveille la sienne propre, longtemps enfouie. Comme Jeanne a aimé Tristan, la narratrice a aimé Romain, un « voyou magnifique », héroïnomane, dont « la toxicomanie est le remède à sa folie ». Elle aussi a cru pouvoir sauver un homme en perdition. Elle aussi s’est tenue au bord de l’abîme. Elle le dit : elle aurait pu rejoindre Jeanne à Fleury. Chacune à leur manière, elles ont tenté de survivre à l’inacceptable. Car les deux femmes partagent la même illusion tragique – celle d’un amour si fort qu’il justifierait tout, même l’effondrement de soi. Jeanne aurait voulu mourir avec Tristan. « Mourir ensemble comme Roméo et Juliette, comme Bonnie and Clyde ». Est-ce cela, aimer, se demande Karine Silla ? Être prêt à mourir ? Et surtout, être prête à se perdre, à s’effacer dans le couple, à se rendre complice de l’injustifiable.

Mais Jeanne refuse de reconnaître l’emprise. Ce qui la fait tenir, ce sont encore les « beaux souvenirs », cette illusion que tout cela avait un sens. « Ce qui la liait à lui relevait d’une pureté de sentiments qui était la seule chose qui la maintenait en vie. Ce gâchis, sans cet amour, aurait été insurmontable. »

L’amour, l’emprise et la justice des femmes

Au fil des pages, Karine Silla ausculte les rouages de l’emprise. Tristan savait que Jeanne se mettait en danger pour lui – il n’a rien fait pour l’en empêcher. Tristan a été, et l’on ne s’y arrêtera pas, un enfant blessé. « Rien n’est plus dangereux que les résidus d’une enfance abîmée ». Sa vision du monde était profondément manichéenne, avec une liste stricte de ce que les hommes faisaient — et que les femmes ne faisaient pas. Et Jeanne, passée de l’enfermement familial à une relation fusionnelle, a été « dans l’angoisse permanente de le perdre ».

Mais la justice n’a pas retenu cela. Karine Silla montre comment une femme peut devenir plus facilement bourreau qu’un homme aux yeux du système : la société patriarcale condamne les femmes plus sévèrement, surtout lorsqu’elles aiment mal. Comme si Ève devait encore être punie d’avoir corrompu Adam.
La prison devient ainsi le miroir d’une société : les complices féminines y reçoivent des peines plus longues, et l’infamie d’une femme incarcérée reste, encore aujourd’hui, plus tenace.

Dans l’étau carcéral

Karine Silla décrit avec acuité la vie en détention, ses temps morts, ses violences sourdes. Cet « étau intérieur », cet espace de la vie ratée, « où le temps est à la fois scandé et suspendu ». « On ne pouvait pas penser à la vie, qui se déroulait ailleurs, sans sombrer dans la dépression. ». « Quel être humain, enfermé dix-neuf heures par jour dans huit mètres carrés, sans la moindre intimité, ne deviendrait pas fou ? ». La prison devient non seulement un lieu d’enfermement physique, mais aussi le théâtre d’une dévastation psychique. Les femmes y paient le prix fort — et longtemps.

Un roman inégal, mais incandescent

La seconde partie du roman, où la narratrice prend plus de place, est nettement plus aboutie. Elle contient de très belles pages, notamment sur son passé à 17 ans au Cameroun, dans un climat de guerre. Dommage que ce pan ne soit pas davantage creusé.

Malheureusement, le livre souffre aussi de lourdeurs. Le style est parfois verbeux, entaché de poncifs :
« L’univers n’était pas animé de sentiments vindicatifs et malveillants à l’égard de l’homme. »
« L’humanité, au même titre que la nature, prenait toujours le dessus sur toute volonté. »

Quelques maladresses de forme ternissent l’ensemble : fautes, répétitions, incohérences (le jour de la fusillade change, la chevelure de la mère varie, Lucie la codétenue est à la fois dedans et dehors…).

Quel dommage ! Car Vingt ans, lourdement desservi par une relecture non aboutie, aurait pu  toucher juste. Parce qu’il ose plonger dans l’ambiguïté de l’amour passionnel, dans la noirceur des rapports de pouvoir, dans cette zone trouble où aimer devient une faute, un piège.

« On dit aussi que l’amour rend aveugle. Qu’il peut troubler l’âme et la pervertir. Qu’il n’existe pas d’état amoureux sans aliénation. Mais on ne pardonne rien aux amoureux. On leur en veut d’avoir osé se sentir seuls au monde. »

Karine Silla, un parcours entre écriture et engagement

Romancière, scénariste, actrice et metteuse en scène, Karine Silla s’est imposée comme une autrice singulière, entre autofiction et chroniques sociales. Vingt ans n’est pas son premier roman : on lui doit notamment L’Autre, L’innocence ou Autour du soleil, dans lesquels elle explore déjà les liens familiaux, les secrets, les désirs. Elle est aussi connue pour son engagement féministe et ses prises de parole sur les violences faites aux femmes.

Vingt ans de Karine Silla

320 pages
Date de publication
20 août 2025
Éditeur
Editions de l'Observatoire
Page du livre sur le site de l’éditeur