Elle porte un pull en laine. Elle l’a tricoté elle-même avec de « la laine de chez Monoprix. Il est beau mais il pique un peu. » Emmanuelle Barrère ne lâche pas son tricot durant l’entretien. La jeune trentenaire, expatriée à Berlin, est capable de tricoter sans regarder ! « J’ai appris avec ma grand-mère quand j’avais huit ans. » Depuis, elle n’a jamais vraiment lâché l’aiguille. Après une école de couture, elle s’y est remise de plus belle alors qu’elle conseillait les clientes dans un magasin spécialisé dans la laine, à Nice. Pendant trois ans, elle y joue la « servante » avant de créer sa marque, Emmanuelle Esther. « Je me suis dit qu’il fallait mieux que j’utilise toute cette énergie pour moi ». Esther est son deuxième prénom, « c’est plus jolie que Barrère pour un nom de marque ». Elle commence par une petite ligne et presque immédiatement lance ses deux collections par an, en coton l’été et en laine l’hiver. La créatrice ne donne que dans l’accessoire parce que « sur une silhouette basique, c’est l’accessoire qui fait la différence ». Porte-monnaie, cols, nœuds papillon et bandeaux peuplent une collection noir, rouge, jaune, bleu électrique et gris pour cet hiver 2010-2011. Les pièces existent pour convenir à toutes les dames et demoiselles, pas seulement aux férues de mode, toujours à la pointe du style. « J’aime travailler les basiques pour que tout le monde puisse porter ce que je fais, pas uniquement les nanas branchées ».
Cette mordue de pelote tricote environ cinq heures par jour, tous les jours de la semaine. « Je me sens artisan. Je travaille à l’ancienne sur des créations qui s’inscrivent dans la tendance actuelle. Je suis toute seule, chacune de mes créations passe entre mes mains. » Fille d’un tapissier d’ameublement et d’une couturière, la jeune femme se pique d’artisanat dès l’enfance. « Les artisans me passionnent et me fascinent », lance-t-elle, exaltée. Très attachée à la transmission du savoir et au partage des connaissances, elle s’associe voici deux ans à d’autres tricoteuses au sein du Collectif France Tricot, directement inspiré des Knitta Please, un groupe de passionnés fondé à Houston. Leur action ? Couvrir le mobilier urbain avec des pièces tricotées.
Emmanuelle et sa bande sont les pionnières, en Europe, de cet art de rue textile. « Je n’aime pas dire ça, j’ai l’air prétentieuse ». En tout cas, ces filles de mailles plaisent beaucoup. Un an après la création du collectif, le gang des tricoteuses retient l’attention d’une maison d’édition spécialisée dans l’art de rue. Disponible depuis un an, CFT, d’Aurélie Barnier « se vend bien ». Panneaux signalétiques, bancs, feux, le mobilier urbain les inspirent. « Je tricote à la maison des pièces que je pose dans la rue. J’en fais une dizaine et je pars dans la nuit. Je n’ai pas envie qu’on me pose des questions, je ne suis pas là pour faire une démo. » Chacune a son propre modus operandi : l’une pose des souris dans les rues de Lyon, l’autre repère les lieux et décide ensuite de leur toilette. Toutes posent leur pièce, prennent une photo et abandonnent derrière elles leur tricot. « Travailler sur une pièce, la poser dans la rue, la laisser partir et avoir uniquement la photo, c’est tout un état d’esprit. Tu donnes ta pièce, tu la rends publique. Tu ne la mets pas dans une galerie, tu ne la monnaies pas. Quelqu’un la pique et tu ne sais pas où elle va. »
Bien sûr, le collectif France Tricot vend certains de ses services textiles mais la rentabilité n’est pas le maître-mot. Elles ont d’ailleurs refusé une collaboration avec L’Oréal, quel luxe ! « Ils testent sur des animaux et moi je suis l’ami des bêtes. » Le groupe adapte ses tarifs au cas par cas, pas besoin de rouler sur l’or pour obtenir leurs faveurs de laine.
Le collectif a le vent en poupe, de même que le tricot d’ailleurs. Il est sorti de chez grand-mère à l’heure du thé pour s’inviter dans les cercles branchés, à l’heure où les enfants dorment. « J’espère qu’on pourra s’inscrire dans la durée et qu’on n’est pas là juste le temps d’une mode. »
Ce jour-là, Emmanuelle a organisé la veille un apéro-tricot dans un bar de Berlin. Vient qui veut, femmes et hommes, armés ou non d’aiguilles et pelotes. Il y a tout ce qu’il faut sur place. « Les gens se parlent entre eux. On est dans le don, la gratuité, ça me plaît ! Et la générosité va très bien avec l’univers du tricot. C’est le picole-tricot. » Picole-tricot, un duo gagnant ? « Pas du tout ! Impossible de tricoter avec un verre de trop. Mais on trinque ensemble, c’est convivial. »
Convivialité et chaleur. Les vêtements chauds et bariolés du mobilier urbain témoignent de cette humeur joyeuse. « On ne pose rien avec des rayures. On fait du figuratif. On tricote toujours un truc marrant, un visage, une forme ». Au-delà du clin d’œil, Emmanuelle "Esther" Barrère ose même l’humour potache sur son site de créatrice "hype". A vendre, un "caca". La crotte, d’un profond marron, a elle aussi été tricotée avec soin et passion. Elle s’exhibe sans rougir au milieu des créations glamour de la créatrice et pose à côté d’un rouleau de papier toilettes, lui aussi de laine. « Je me suis posée la question. Est-ce que je mets le caca ? Je suis dans des magazines quand même. Et puis je me suis dit que mon travail, c’est moi, c’est ce qui sort de mon cœur. J’ai voulu tout assumer, mon humour pipi-caca, mon côté artisan ringard mais aussi celui de créatrice de mode. Je suis tout à la fois et je ne veux pas avoir une image aseptisée. »
Actuellement, elle tricote une écharpe pour un garçon qu’elle aime bien. « Je dis à toutes mes copines de faire des écharpes à leur chéri. C’est génial cette symbolique, on fait quelques chose avec ses mains et la personne la porte ensuite sur elle ». Elle rêve aussi d’apéro-tricots qui seraient des prétextes pour former des couples. « C’est fou tous ces célibataires ! Les gens ont besoin de se rapprocher et de faire des choses chaleureuses ! » Deux fois, son corps a dit « Stop », à coup de tendinites. « C’était horrible, je ne peux pas m’arrêter ! » Le diagnostique est sans appel : « je suis une tricopathe, malade du tricot ». Elle a décidé de ne pas se soigner.