Très éloigné du paysage de carte postale, le Nord de Syracuse en Sicile accueille l’un des plus grands complexes pétrochimiques d’Europe. Pointée du doigt depuis 70 ans, la zone industrielle d’Augusta-Priolo contamine sans interruption le territoire et les habitants malgré les alertes. Une inaction criminelle qui s’explique notamment par l’écrasant poids économique de la géante usine à pollution.
« Mieux vaut mourir d’un cancer que mourir de faim », tel est le crédo désabusé d’habitants piégés par une industrie autrefois eldorado devenue un fardeau incontournable. Dans cette atmosphère littéralement irrespirable, les pressions mafieuses ne sont jamais loin et la résignation omniprésente. Le documentaire Toxicily donne la parole à ceux qui survivent et luttent contre ce rouleau compresseur sur ce territoire maudit dévasté par la quête insatiable de profit.
Le géographe et le cinéaste
Géographe cinéphile fasciné par l’anticipation et la science-fiction, Alfonso Pinto a réalisé sa thèse sur les films catastrophes. La série True Detective l’a poussé à s’intéresser plus particulièrement à la pétrochimie. C’est ainsi qu’il découvre Norilsk, L’étreinte de glace (2018) du réalisateur François-Xavier Destors consacré à la ville de Norilsk en Sibérie, l’un des lieux les plus pollués du monde. Le géographe rencontre le réalisateur et ils décident ensemble de focaliser leur curiosité vers Syracuse.
Né à Palerme, de l’autre côté de l’île, Alfonso Pinto découvre l’ampleur de la catastrophe du site d’Augusta-Priolo qui sème depuis des décennies la mort autour de lui. Malgré le Covid et la méfiance des habitants, il établit un lien avec les habitants qui confient leur ressenti, souvent ambigu, par rapport à l’immense zone industrielle qui longe la côte. Sur près de 20 kilomètres, usines et déchetteries se succèdent à perte de vue dans un air qui devient rapidement irrespirable à ses abords.
Du génocide à l’écocide
Pour François-Xavier Destors, Toxicily s’inscrit dans une trilogie de films qui interroge la survie dans un monde hostile. Dans Rwanda, la surface de réparation (2014), le cinéaste interroge à travers le prisme sportif des stades de football comment les rescapés du génocide vivent avec leurs bourreaux d’hier. Après la ville de Norilsk en Sibérie, son regard se porte sur la zone pétrochimique d’Augusta-Priolo pour étendre sa réflexion sur les territoires sacrifiés, des génocides aux écocides.
Sur place, la réalité est implacable. Les habitants autour de l’usine ont beaucoup plus de pathologies que le reste de la population. La contamination de la chaîne alimentaire est totale : respirer et manger est dangereux. Dans la rade d’Augusta, on estime que 600 tonnes de mercure ont été déversées par l’usine Montedison via une filière d’engrais chimiques. Il faut inclure à cette liste tous les métaux lourds possible, des hydrocarbures et autres produits chimiques qui se retrouvent dans la nature.
Au fil des rencontres, un constat s’impose : la plupart des gens rencontrés ont un ou plusieurs cancers. En 1980, une expertise établit qu’un décès sur trois à Augusta est dû au cancer. Dans les cimetières, un nombre anormal de personnes jeunes et d’enfants indique l’ampleur du drame. Si les chiffres sur les malformations congénitales dans la zone de Priolo ne font pas consensus pour les scientifiques, il est évident que la zone industrielle pourrit littéralement la vie de tout le territoire.
Le prix à payer
Pour rendre compte de ce désastre subi avec résignation, Toxicily joue la carte du témoignage sans coup d’éclat. Le documentaire n’est pas une enquête : il capte la torpeur d’une réalité finalement acceptée par la population. Pas de grande révélation ni de coup d’éclat avec des militants défiant les autorités sur ce territoire asphyxié. Dans une ambiance hypnotisante, Toxicily montre la vie qui se déroule normalement avec en fond l’usine, épée de Damoclès dont on attend le coup fatal.
Ce rythme lancinant colle parfaitement à l’acceptation d’un status quo qui est à la fois dénoncé mais accepté car rien ne semble pouvoir faire bouger les autorités. Paysage angoissant mais aussi fascinant à la nuit tombée avec ses grandes cheminées allumées qui font penser à la dystopie de Blade Runner (1982), la zone industrielle est omniprésente à l’image. Le documentaire tente pour autant de ne pas trop exploiter sa photogénie hypnotisante.
Passage obligé pour raffiner le pétrole du Moyen-Orient, la zone pétrochimique d’Augusta-Priolo est l’incarnation d’un ancien monde qui n’en finit pas de mourir. Un danger à la croisée d’une mondialisation écrasée par la concurrence qu’elle a créé et de la compromission du système politico-mafieux italien. Cet idéal de production continue pourtant malgré les signes alarmants, malgré l’évidence de sa dangerosité. Une folie qui fait écho au-delà de la Sicile.
La révolution ratée
Contraction de toxique et de Sicile, Toxicily porte la marque d’une malédiction : l’impossibilité de détacher l’industrie mortifère du territoire meurtri. Cette fusion schizophrène est notamment symbolisée par le témoignage étonnant d’Andrea. Cet ouvrier qui a travaillé pour le complexe pétrochimique militait sur son temps libre pour une organisation de défense de l’environnement.
Cette schizophrénie intenable, entre dénonciation et dépendance, illustre parfaitement le rapport ambigu des habitants avec leur gagne pain mortel. Si Toxicily donne l’impression d’un immense gâchis c’est qu’il arrive après de fortes mobilisations militantes qui n’ont rien donné. De danger, la toxicité est devenue une contrainte à gérer comme une autre.
Pourtant, à partir des années 90, l’État reconnaît l’urgence sanitaire et environnementale de la zone et plus tard les communes du pôle sont classées « site d’intérêt national pour la dépollution ». Et pourtant rien n’a jamais été fait depuis. Trop complexe et surtout trop cher ! Qui a dit qu’une vie n’a pas de prix ?
Dans une atmosphère désabusée, Toxicily livre le portrait glaçant d’un scandale reconnu qui continue inlassablement à faire des victimes entre pression et indifférence. Cette vision d’un ancien monde aux choix mortifères qui n’en finit pas d’agoniser nous entraînant dans sa chute nous rappelle que l’humanité vit dans la même sidération impuissante que les habitants d’Augusta.
> Toxicily, réalisé par François-Xavier Destors et Alfonso Pinto, Italie – France, 2023 (1h16)