Dans une petite bourgade du nord-est de l’Angleterre, TJ Ballantyne (Dave Turner) est propriétaire du pub The Old Oak. Dans ce dernier lieu de sociabilité encore ouvert, il sert la même poignée d’habitués qui commentent entre deux tournées l’inexorable délabrement de leur village. Dans un contexte déjà difficile, l’arrivée soudaine de réfugiés syriens va créer des tensions inédites dans la petite communauté.
Dans un premier temps, TJ reste prudemment à l’écart des débats houleux sur leur accueil mais il finit par se lier d’amitié avec Yara (Elba Mari), jeune migrante passionnée par la photographie. Ensemble, ils vont tenter d’apaiser les tensions entre les deux communautés en développant une cantine pour les plus démunis, quelles que soient leurs origines.
Trilogie de l’adversité
Troisième film tourné dans le nord-est de l’Angleterre, The Old Oak vient conclure une trilogie explorant le combat d’individus pris dans les méandres fragmentés de la société moderne. Une terre de prédilection pour Ken Loach qui est inspiré selon ses mots par ses paysages saisissants mais surtout une générosité et un sens de la solidarité face à l’adversité propre à ses habitants. Avec une particularité dans The Old Oak, l’adversité n’est cette fois-ci plus seulement entre l’individu et la société mais s’infiltre dans une confrontation entre deux communautés.
Fruit d’un long travail documentaire reporté à cause de la crise du Covid, The Old Oak est écrit par Paul Laverty, scénariste fidèle de Ken Loach. On y retrouve sans surprise la fibre sociale chère au duo et ce regard sensible sur les plus démunis. En tournant dans le nord-est de l’Angleterre, en partie avec des acteurs amateurs, Ken Loach convoque la mémoire des luttes ouvrières avec un regard quasi documentaire.
La grande grève des mineurs de 1984 avec ses soupes populaires plane au-dessus du récit. Symbole de solidarité et de cohésion sociale, elle inspire TJ et Yara comme un remède à l’individualisme moderne. Ken Loach ravive la flamme de cet esprit de cohésion qui s’est progressivement éteinte laissant chacun dans l’obscurité de l’isolement et du désespoir individuel.
Le dernier bar avant la fin d’un monde
Malgré sa thématique sensible de l’accueil de réfugiés, The Old Oak n’est ni mièvre ni caricatural car le scénario de Paul Laverty prend en compte la complexité de la situation. Il montre notamment comment la défiance, basculant dans une haine raciste, est le fruit d’un climat délétère créé par les politiques. Sur ce point, Ken Loach renvoie dos à dos les conservateurs et les travaillistes qui ont selon lui totalement abandonné tout un pan de la population. The Old Oak remue avec une nostalgie assumée les cendres d’un syndicalisme militant exsangue.
Derrière son comptoir, TJ est une autre facette de cet abandon des politiques au même titre que Ricky, esclave volontaire de l’idéologie libérale, dans Sorry we missed you (2019) – lire notre critique -, et Daniel dans Moi, Daniel Blake (2016) – lire notre critique, maltraité par la brutalité de la bureaucratie. The Old Oak se déroule dans ce climat de lent délitement dont le pub de TJ est un symbole, seul lieu de rencontre encore ouvert alors que tout le reste a fermé.
Menacé à son tour, le vieux pub est le cœur du village. Un véritable refuge pour ses habitués qui voient d’un très mauvais œil l’arrivée des réfugiés syriens sur leur territoire. Vestige d’un temps révolu, leur rade est le souvenir aussi douloureux que réconfortant d’une période plus heureuse, un emblème que les habitués ne veulent pas partager avec les nouveaux venus.
La fabrique de la haine
Le scénario de Paul Laverty ne diabolise pas pour autant la réaction épidermique teintée de xénophobie d’une partie des habitants face à l’arrivée des réfugiés syriens. Loin de la caricature des piliers de comptoir « bêtes et méchants » déversant leur haine entre deux pintes de bières, les réfractaires à l’accueil sont traités avec le même regard bienveillant que les réfugiés, en prenant en compte leur souffrance.
Pour eux, l’arrivée des syriens dans le village est la goutte d’eau qui vient faire déborder le vase de l’amertume. Il faut dire qu’ils ont été totalement abandonnés par les pouvoirs publics lorsque l’activité industrielle s’est arrêtée sans que rien ne vienne prendre sa place. Et c’est dans leur village, déjà durement touché, que le gouvernement décide de placer des réfugiés car le logement est bon marché. Une façon de rajouter de la misère à la misère dans l’indifférence totale de médias qui ne s’intéressent plus depuis longtemps à ces territoires.
Ce terreau fertile au repli sur soi explique le rejet de ces habitants vis-à -vis des réfugiés. Désespoir, injustice et impuissance sont le carburant de ce sentiment qui se transforme en une haine teintée de peur dont The Old Oak décrit très subtilement le mécanisme. Dans ce contexte explosif, TJ sous pression doit choisir son camp à contre cœur. C’est dans ce climat explosif que Ken Loach cherche des traces de solidarité.
Conflit de désintérêt
Le cinéaste capte avec la même justesse la confrontation inévitable que l’entraide qui se met en place entre les deux communautés. Très bien documenté, The Old Oak a pris le soin de mettre en scène une réalité crédible dans toute sa complexité. Au point que Dave Turner, amateur qui avait un petit rôle dans les deux films précédents du cinéaste, a réellement été gérant d’un bar dans sa vie.
Situé en 2016 lorsque les premiers réfugiés syriens sont arrivés en Angleterre, le nouveau drame social de Ken Loach bénéficie au casting d’un savant mélange d’amateurs et d’acteurs confirmés qui connaissent les problématiques du territoire. Avec son appareil photo, Yara s’impose naturellement comme lien entre sa communauté et les habitants du village. La solidarité de combat qui naît malgré l’inclinaison vers le rejet de l’autre n’en est que plus touchante.
The Old Oak fait communiquer les laissés pour compte d’un système individualiste et les réfugiés en quête de renaissance, ceux qui n’ont plus grand chose et ceux qui ont tout perdu. Ken Loach prend ainsi le contre-pied du bouc émissaire si pratique et combat l’idée de la « communautés à problèmes » qui s’est répandue selon lui à l’époque de Tony Blair. En dissipant l’écran de fumée populiste, il invite à s’attaquer au vrai problème : un système qui a laissé pourrir le lien social dans des pans entiers de la société.
Inlassables pourfendeurs de l’individualisme forcené, Ken Loach et son scénariste livrent avec The Old Oak un récit inspirant qui explore l’immense gâchis du repli sur soi. Derrière l’étendard humaniste de TJ et Yara, le vétéran du cinéma social anglais invite à l’union pour combattre le véritable ennemi économique. Un cri du cœur qui résonne avec un écho désespéré alors que l’Europe est gangrénée au fil des élections par les solutions illusoires de l’extrême-droite et du populisme.
> The Old Oak, réalisé par Ken Loach, Royaume-Uni, 2023 (1h53)