Depuis des décennies, les femmes sont sous-représentées dans les rangs de ceux qui produisent les films hollywoodiens. Le documentaire de Tom Donahue tente de comprendre quels mécanismes ont entraîné cette situation et son impact sur la reproduction des clichés sexistes. De nombreuses actrices, réalisatrices et productrices se confient devant la caméra du cinéaste et livrent leur analyse de cette discrimination institutionnalisée à l’égard des femmes, derrière et devant la caméra.
Les données statistiques et les témoignages sont accablants : Hollywood se révèle être un système sclérosé excluant méthodiquement les femmes du pouvoir. Très informatif, ce documentaire militant ne se contente pas de poser un constat : il prône une véritable révolution et propose des pistes pour faire enfin réellement changer la donne.
Erreur de casting
Dans son premier documentaire Casting by (2012), le réalisateur Tom Donahue s’est intéressé au monde méconnu des directeurs de casting. Cette activité pouvant influer grandement sur la qualité d’un film est pourtant le parent pauvre du cinéma américain. Elle est d’ailleurs la seule profession à ne pas être représentée aux Oscars. Pour le cinéaste la raison de ce désintérêt est simple : il s’agit d’une activité majoritairement féminisée. Machistes les dirigeants à Hollywood ?
Dès 2015, Tom Donahue débute sa collecte de données et découvre l’ampleur d’un phénomène qui plombe depuis des décennies la représentativité des femmes au sein de la machine hollywoodienne. Les statistiques sont sans appel : les décideurs et créateurs de contenu sont très majoritairement des hommes. Ils sont également en général blancs et ont plus de cinquante ans car le mépris pour l’égalité femme/homme se marie merveilleuse bien avec une diversité quasi inexistante.
Ce manque flagrant de parité dans les rouages d’Hollywood n’est pas sans conséquences sur le reste de la société. Dans ces histoires écrites et supervisées par des hommes, l’image de la femme peut se retrouver soumise au « male gaze », ce regard masculin qui reproduit tout naturellement les clichés de nos sociétés patriarcales.
La fabrique de l’inégalité
Productrice exécutive du documentaire, l’actrice et scénariste Geena Davis a fait sien le combat contre ces représentations orientées de la féminité au cinéma, les séries et les programmes destinés aux enfants. Fondé en 2004, le Geena Davis Institute on Gender in Media traque les stéréotypes sexistes véhiculés dans les médias. Les résultats de ces études commentés dans Tout peut changer sont d’autant plus inquiétants que les représentations stéréotypées n’épargnent pas les programmes pour enfant.
Si certains contenus échappent heureusement à la règle, les données collectées par l’institut sont alarmantes. Clichés d’un autre temps et masculinité toxique imprègnent subrepticement les programmes produits par le cinéma et les chaînes de télévisions américaines. L’institut dont le slogan est « If she can see it, she can be it » — si elle le voit, elle peut l’être — traque ces préjugés fortement ancrés dans l’inconscient collectif pour lui opposer une vision des femmes débarrassée des clichés machistes.
À travers nombreux témoignages dont ceux de Geena Davis, Meryl Streep, Cate Blanchett, Natalie Portman, Reese Witherspoon, Sandra Oh, Jessica Chastain ou encore Chloë Grace Moretz, Tout peut changer décrit une industrie léthargique. Des rôles proposés aux actrices — et donc la représentation des femmes à l’écran — à la façon dont elles sont traitées lorsqu’elles travaillent derrière la caméra dans un environnement majoritairement masculin, le documentaire de Tom Donahue invite à repenser totalement un système viscéralement inégalitaire.
Tout a déjà changé… en pire
Et pourtant, Hollywood n’a pas toujours été un repère de l’entre-soi masculin. Au détour d’un étonnant retour aux sources, le documentaire revient sur l’omniprésence des femmes au sein de l’industrie à ses débuts. Alors que les premiers films quittent les jeunes studios américains, la parité est de mise dans tous les rouages de la machine, quand les femmes ne sont pas majoritaires !
Puis les studios sont devenus grands. Dans les années 30, le cinéma devient une industrie prise au sérieux. Les professions se sont syndiquées et les femmes, étant exclues de fait des syndicats, se sont retrouvées marginalisées. Symbole de cette hécatombe, le nombre de réalisatrices a chuté de façon drastique. Des années 30 jusqu’aux années 80, Dorothy Azner et Ida Lupino sont les deux seules femmes réalisatrices à avoir miraculeusement échappé à cette purge virile.
Tout le monde connaît les frères Lumière mais qui connaît Alice Guy ? Elle fut pourtant dès 1896 la première réalisatrice de films au monde. Oubliée, comme tant d’autres. Dans l’indifférence générale, les femmes ont quitté les plateaux de tournage pour revenir très lentement, dans un environnement désormais très masculin. Près de cent ans après leur éviction du système, rien n’a vraiment évolué.
Un si long combat
Inventaire étourdissant des injustices, Tout peut changer rend également hommage à celles qui ont tenté par le passé de renverser la table. Le documentaire s’attarde notamment sur l’histoire des « Original Six » (article en anglais). En 1979, ces six femmes membres de la Directors Guild of America ont attaqué les studios sur leurs pratiques d’embauche discriminatoires à l’égard des femmes. Selon les statistiques produites à l’époque par le WSC — Women’s Steering Committee — qu’elles ont fondé, seulement 0,5% de la réalisation de l’ensemble des films et programmes télévisés étaient confiés à des femmes.
Susan Bay Nimoy, Nell Cox, Joelle Dobrow, Dolores Ferraro, Victoria Hochberg et Lynne Littman n’ont pas eu gain de cause devant la justice mais sont devenues un symbole de la lutte pour la parité à Hollywood. Un flambeau repris par Geena Davis, bien placée pour savoir qu’il reste encore énormément à faire. En 1991, Susan Sarandon et Geena Davis incarnent deux femmes en cavale dans le mythique Thelma & Louise réalisé par Ridley Scott. Véritable ode féministe à l’émancipation, le film fait souffler un vent de liberté et marque les esprits. Mais contrairement aux attentes, il n’entraîne aucune révolution à Hollywood.
En dehors de toute logique capitaliste — qui gère pourtant les studios —, des femmes réalisatrices n’ont jamais eu l’occasion de tourner un second film même après un premier succès retentissant. De façon perverse, les succès féminins peuvent donner la fausse impression que le souci de l’inégalité de traitement est désormais réglé, voire qu’il n’a jamais existé. La médiatisation de femmes ayant du succès — comme Shonda Rhimes, créatrice influente des séries Grey’s Anatomy et Scandal — ne doit pas faire oublier qu’elles sont encore très peu nombreuses à accéder aux responsabilités. Le plafond de verre reste obstinément d’actualité.
A man’s choice
Tourné concomitamment à la vague de féminisme qui a déferlé à Hollywood dans le sillon de l’affaire Weinstein, Tout peut changer offre des pistes de réflexion sur les leviers à actionner. Le cas de John Landgraf interviewé dans le documentaire est particulièrement intéressant. Président de la chaîne américaine FX depuis 2005, John Landgraf a dû revoir sa politique lorsque sa chaîne s’est retrouvée citée parmi les moins égalitaires et diversifiées par une enquête publiée dans un magazine.
Féministe revendiqué, le patron de FX est tombé de haut. John Landgraf a alors donné des instructions pour que l’ensemble de la chaîne de production des programmes — de l’écriture au casting en passant par le tournage — prenne soin de respecter au mieux la parité et la diversité au sein des projets. Une révolution interne qui a notamment fait naître la série American Horror Story. Résultat ? L’audience de la chaîne a très fortement progressé.
Cet exemple démontre que le système est totalement sclérosé et que seule une vraie politique volontariste peut faire réellement bouger les choses, de l’intérieur. Sans cela, donneurs d’ordres des studios, exécutants et créatifs se renvoient la balle indéfiniment en toute hypocrisie. À Hollywood personne ne se semble responsable de la mauvaise représentation des femmes. Tout peut changer défend la thèse selon laquelle rien ne sera possible sans les dirigeants actuels… qui sont majoritairement des hommes.
Gros séismes, petites avancées
Alors que le tout Hollywood frémit encore des conséquences de l’affaire Weinstein, le documentaire de Tom Donahue fait de la question de la sous-représentation des femmes à Hollywood un sujet global. Cette inégalité influe sur l’éducation des plus jeunes et permet plus aisément les cas de harcèlements et d’abus de pouvoirs criminels. Que le film soit réalisé par un homme peut donner l’impression qu’une occasion ratée mais le cinéaste voit son implication comme une invitation faite aux hommes à prendre part au combat.
Aux États-Unis comme en France, le monde du cinéma semble prendre conscience que la société change et qu’il est temps de s’adapter. La récente démission collective de la direction de l’Académie des Césars est peut-être un premier pas vers un système plus représentatif. Mais la route est encore longue. Selon les derniers chiffres de l’USC, seuls 10,6% des 100 premiers films du box-office américains ont été réalisés par des femmes en 2019. C’est mieux que les 4,5% en 2018 mais rien n’indique que ce pourcentage ne pourrait pas baisser à l’avenir.
Documentaire inspirant, Tout peut changer, et si les femmes comptaient à Hollywood ? dresse un état des lieux accablant des inégalités au sein de l’industrie cinématographique américaine. Sa capacité à montrer le pouvoir de nuisance des stéréotypes sexistes sur l’ensemble de la société en fait un appel puissant à exercer une pression maximale pour que le système soit forcé à faire enfin sa révolution. Parce qu’il n’est pas possible d’être ce qui est invisible.
> Tout peut changer, et si les femmes comptaient à Hollywood ? (This Changes Everything), réalisé par Tom Donahue, États-Unis, 2018 (1h35)