À bord de son van, Maciek Hamela, cinéaste polonais, évacue au compte-gouttes des ukrainiens qui quittent tout ce qu’ils possèdent pour fuir leur pays depuis l’invasion russe. Fixée à son tableau de bord, une caméra fixe capte tout ce qui se passe dans l’habitacle, espacé confiné où s’entassent tant bien que mal des habitants en quête d’un hébergement sûr pour eux et leurs enfants.
Lieu de rencontres entre ukrainiens réunis par le hasard, le véhicule humanitaire réalise des dizaines de milliers de kilomètres : tour à tour ambulance improvisée, taxi de fortune et confessionnal. Zone de confiance, le mini-van documente sur le vif les confidences de ses passagers, entre soulagement de fuir et souvenirs douloureux d’une guerre totale qui n’épargne pas les civils.
L’aidant de la guerre
En équipant son mini-van de 8 places d’une caméra, Maciek Hamela double son action humanitaire d’un procédé documentaire rare qui capte sur le vif les importants déplacements de la population ukrainienne au sein de ses frontières et au-delà. Chauffeur, le réalisateur est également organisateur, bénévole interprète et confident. Ce dernier rôle lui permet de faire le lien entre les passagers du véhicule. Principalement hors-champ, la voix de Maciek Hamela invite à la confidence dans un cadre sécurisé où s’exprime la peine, l’horreur, mais aussi l’espoir.
Tourné dès le début de la guerre, Pierre feuille pistolet couvre les étapes principales de cette guerre qui a sidéré le monde entier et bousculé l’Europe. Dans un premier temps, le van accueille ceux qui fuient depuis tous les coins du pays. Puis vient la vague des habitants qui fuient l’encerclement de Chernihiv. C’est ensuite la bataille de Kharkiv et celle de l’usine d’Azovstal qui jettent sur les routes de nouveaux déplacés avant que les réfugiés proviennent de Marioupol et de l’offensive russe vers Bakhmut.
Si la majorité de ces ukrainiens fuient les zones bombardées près de la frontière russe certains retournent dans ces zones risquées pour s’occuper de proches ou rentrent chez eux après la libération de leur ville. Dans un sens ou dans un autre, le documentaire de Maciek Hamela permet d’associer des visages et surtout des histoires à ces noms de villes devenus familiers avant d’être remplacés par une nouvelle vague d’horreur dans l’espace médiatique.
Le calme en pleine tempête
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, plus de 7 millions d’habitants ont fui le pays. Une grande majorité d’entre eux ont passé la frontière avec la Pologne, pays jouant un rôle majeur dans l’accueil des réfugiés. En interne, ce sont 8 millions de personnes qui ont quitté leurs foyers à l’Est du pays. Pierre feuille pistolet humanise ces chiffres vertigineux en collectant la parole brute de ces femmes, hommes et enfants qui nous ressemblent tant.
Dans le véhicule, les scènes d’adieux, de rencontres ou de retrouvailles se succèdent et forment naturellement des chapitres dans le chaos de la guerre. Lieu sécurisé, le mini-van permet la libération de la parole dans une atmosphère paisible. De façon assez étonnante, les voyages se déroulent dans un calme apaisant qui contraste avec le contexte dramatique de la guerre et de l’exil forcé. Entre le chauffeur et des passagers qui souvent ne se connaissent pas, les échanges sont parfois légers, à l’instar de cette femme qui demande un arrêt pour que son chat puisse faire ses besoins.
La banalité superficielle du quotidien côtoie ainsi les projets à plus long terme. Avec seulement quelques affaires personnelles et une poignée de documents en main, certains passagers confient qu’ils sont heureux de pouvoir découvrir Kiev qu’ils n’ont jamais visité. Pour d’autres, il s’agit de la Pologne ou tout autre pays qui voudra bien les accueillir. Comme une volonté de tirer le meilleur parti devant cet exil imposé avec l’espoir d’un retour prochain.
Dévastés
Mais ces échanges parfois anodins ne peuvent cacher la dure réalité d’un pays en guerre. Les paysages dévastés que parcourt le véhicule font écho à ces destins bousculés et vies brisées. Immeubles éventrés, maisons carbonisées, chars sur les routes ou encore mines à éviter témoignent de la violence qui s’est abattue sur le pays. Au fil des checkpoints, la parole se libère pour raconter l’enfer que les passagers laissent derrière eux.
À l’instar de ces paysages balafrés, certains passagers se livrent sur leurs cicatrices. Dans leurs confidences, la torture et la mort de proches sont omniprésentes. Le spectre d’une innocence à jamais perdue plane dans le véhicule. Une femme raconte ainsi la perte de ses proches alors qu’une passagère devant elle fond en larmes. Allongée dans le mini-van improvisé en ambulance, Sifa, originaire de Kinshasa et habitant en Ukraine depuis 10 ans, raconte comment des soldats russes ont tiré sur son groupe qui tentait de fuir. Elle aussi espère pouvoir revenir quand tout sera terminé.
Derrière les regards dans le vague et le calme apparent qui règne dans le véhicule, difficile de ne pas ressentir le poids des sévices subis et la peine de familles déchirées. Dans ce refuge mobile se joue aussi la bascule d’un moment charnière où chaque passager devient réfugié. Un changement de statut qu’aucun n’aurait imaginé avant l’invasion russe. Au fil des récits, le poids de la guerre devient plus pesant et ses impacts psychologiques et sociaux sont d’autant plus effrayants lorsqu’ils concernent les enfants.
The kids aren’t alright
Les hommes ukrainiens en âge et en état de combattre étant appelés à se battre, les passagers du mini-van sont essentiellement des femmes et des enfants. Ces derniers livrent à travers leurs réactions sans filtre un éclairage glaçant sur le traumatisme vécu. Sanya vivait à Tchernihiv, elle voyage avec père, Sacha. À cause d’un éclat de verre après l’explosion d’un missile russe, son frère à perdu un œil. Sanya a depuis arrêté de parler.
Durant le trajet, Sanya se lie d’amitié avec Sofia, d’un an son aînée. Sofia vivait aussi près de la frontière avec la Biélorussie. Avec sa sœur, son frère, sa mère et sa grand-mère elle part vers la Pologne où ils ne connaissent personne. Adorable gamine espiègle, Sofia a un petit papier dans son manteau qu’elle montre fièrement à Maciek Hamela. On peut y lire son nom ainsi que ceux de ses parents avec leurs coordonnées. Une identité nomade comme un symbole de sa nouvelle condition de réfugiée.
Et il y a ce jeu qui donne son titre français au documentaire. Au traditionnel choix pierre, feuille ou ciseaux, Sofia ajoute un pistolet inattendu. Une arme qui lui permet de gagner à coup sûr. Une variation du jeu enfantin qui fait froid dans le dos. Avec ce pistolet symbolisé par ses doigts d’enfant, Sofia résume l’impact d’un conflit aux conséquences désastreuses sur l’avenir. Des traumatismes pour des décennies dont le documentaire permet d’explorer les prémices, à la source, à travers les confidences terrifiantes et les lourds silences.
> Pierre feuille pistolet (Skad dokad), réalisé par Maciek Hamela, Pologne – France – Ukraine, 2023 (1h24)