« La Zone d’intérêt », inhumanité domestique

« La Zone d’intérêt », inhumanité domestique

« La Zone d’intérêt », inhumanité domestique

« La Zone d’intérêt », inhumanité domestique

Au cinéma le 31 janvier 2024

Lors de la Seconde Guerre mondiale, Rudolf Höss, commandant du camp d'Auschwitz, et sa femme Hedwig s'efforcent de construire une vie de rêve pour leur famille. De l'autre côté du mur de leur agréable demeure avec jardin, l'horreur de l'extermination. Œuvre pesante, La Zone d'intérêt décrit la banale obscénité d'une vie domestique à deux pas de l'inconcevable, jamais montré frontalement. Une mise en scène glaciale d'un détachement institutionnalisé, insoutenable et à la fois terriblement humain, dont l'actualité donne le vertige.

Commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss (Christian Friedel) est responsable du funeste camp de la mort qui jouxte la maison qu’il habite avec sa femme Hedwig (Sandra Hüller) et ses enfants. Dans cette demeure avec un grand jardin, les jours se déroulent avec l’insouciance d’une vie de famille de prime abord classique. Une normalité indécente alors que l’indicible se déroule de l’autre côté de la cloison du jardin.

La stabilité de cette vie domestique est ébranlée lorsque Rudolf apprend qu’il est muté à Berlin. Hedwig refuse de le suivre. Elle ne souhaite pas quitter ce qu’elle considère, malgré les circonstances, comme la maison de ses rêves.

La Zone d'intérêt © photo A24 - FILM4 - ACCESS- Bac Films

Dans la zone

Sélectionné pour la Palme d’Or et vainqueur du Grand Prix, La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer est une adaptation du roman éponyme de Martin Amis, décédé le jour de la projection du film au festival de Cannes. Traitant du sujet toujours sensible et polémique de la Shoah portée à l’écran, cette œuvre dérangeante tient son titre du terme « zone d’intérêt » – interessengebiet en allemand.

Utilisée par les SS nazis, cette expression décrit le périmètre de 40 kilomètres carrés entourant le camp de concentration d’Auschwitz en Pologne. Cet assemblage de mots désincarné d’une froideur très administrative prend sciemment du recul par rapport à l’activité du camp. Le nouveau film de Jonathan Glazer met en images de façon saisissante cette idée mortifère d’un détachement total de l’horreur.

Contrairement au romancier qui usait d’un alter ego – Paul Doll – et d’une version fictive d’Auschwitz, le cinéaste embrasse la réalité historique en s’inspirant directement de Rudolf Höss. Commandant du camp, il est reconnu comme l’un des architectes de l’extermination de masse, pionnier dans l’utilisation du gaz Zyklon B. Des responsabilités terribles qui restent assez discrètes au début du film car c’est bien la vie familiale de l’indigne dignitaire nazi qui est au cœur du récit.

La Zone d'intérêt © photo A24 - FILM4 - ACCESS- Bac Films

Concrétisation macabre de l’insouciance de la petite famille, la demeure incarne un aboutissement pour Rudolf et sa femme Hedwig. Le terrain avec piscine où pataugent joyeusement leurs enfants est un signe de réussite. L’obscurité de l’autre côté de la cloison est tenue à distance pour ne pas troubler le quotidien. Loin d’être une façon d’échapper à cet environnement mortifère, le transfert annoncé de Rudolf à l’Inspection des Camps de Concentration en banlieue berlinoise est vécu comme un véritable drame par sa femme.

Rien à voir

Il peut paraître étonnant que le réalisateur du fantastique et envoûtant Under the skin (2017) – lire notre critique – avec Scarlett Johansson en alien dévoreuse d’hommes se lance dans un film historique. La Zone d’intérêt possède pourtant un aspect surréaliste et dérangeant, ironiquement renforcé par sa réalité historique, que la caméra de Jonathan Glazer capte avec une précision glaçante. Dès les premières secondes, une sensation de malaise s’installe alors que le spectateur est plongé dans le noir. Le regard fixé sur un écran qui reste résolument obscur, seule la perception auditive est sollicitée.

Des voix émergent progressivement de la musique torturée de Mica Levi. Peu à peu, le son puis l’image dressent un tableau champêtre – et trompeur – d’une banale sortie familiale au bord d’une rivière. Mais la sensation de vide imposée de longues minutes reste tenace, comme pour annoncer que l’on ne verra rien – ou presque de l’horreur. Car La Zone d’intérêt ne choque pas en montrant l’inconcevable, c’est au contraire son absence soigneusement orchestrée, par les nazis, la famille de Rudolf et au final le cinéaste qui la rend intolérable.

La Zone d'intérêt © photo A24 - FILM4 - ACCESS- Bac Films

Film porté par une tension suffocante, La Zone d’intérêt épouse le déni fanatique d’une famille et bien au delà de tout un pays embrigadé en occultant l’horreur. Au cœur du film, cette volonté de ne pas voir, de ne pas être témoin. Ne pas assister à l’indicible pour ne pas être tenu responsable ou complice. L’occultation n’est pourtant pas totale.

Des dents recueillies dans un mouchoir, les fumées funestes qui s’élèvent au-dessus du camp et dont les cendres retombent sur les membres de la famille, le regard furtif par la fenêtre d’un enfant du couple sur le drame extérieur… Autant de signaux d’alerte concrets qui donnent corps au drame qui se trame à quelques mètres. Mais si l’horreur parvient à travers des résidus passés sous silence, le son est lui terriblement omniprésent.

Sons mortels

Peu exposés aux atrocités du camp, les membres de la famille sont poursuivis par un fantôme plus pernicieux. Le remarquable travail sur le son de La Zone d’intérêt en fait un argument pour vivre l’expérience au cinéma. Complexe, la bande sonore mêle avec une maîtrise impressionnante la musique obsédante de Mica Levi, fidèle  compositeur.trice du cinéaste, et les sons morbides qui proviennent du camp. Des cris, des coups et autres tirs tragiques que le mur du jardin ne peut occulter.

La Zone d'intérêt © photo A24 - FILM4 - ACCESS- Bac Films

Cet environnement sonore lugubre accompagne la famille qui l’a, comme l’ensemble de la situation, intégré comme élément normal de leur vie quotidienne. La récurrence de ces sons qui s’invitent subtilement dans le film pèsent pourtant lourd dans le tableau invisible du génocide en cours. Le fond sonore infernal remplace ici un visuel volontairement absent. Il convoque à l’esprit du spectateur des images qu’il connaît et laisse imaginer aux membres de la famille les atrocités qui le produisent.

Omniprésents, ces sons qui parviennent du camp deviennent aussi obsédants que la musique de Mica Levi qui explosera dans un déchaînement de sonorités à la limite du supportable lors du générique de fin. L’absence de réaction de la famille à ses stimuli sonores rend d’autant plus intolérable les images bucoliques des enfants au bord de la rivière ou jouant dans la piscine. Ces cris de désespoir renforcent l’obscénité de ces images parfaites d’un Eden familial, construit sur un terrain de mort.

Zone d’inconfort

Le son de la mort émanant du camp s’associe à un regard très technique de la part du cinéaste qui épouse la vision clinique du père de famille sur sa mission. En disposant plusieurs caméras dans et autour de la maison, Jonathan Glazer a mis en place un dispositif ambitieux propre à une émission de télé-réalité.

La Zone d'intérêt © photo A24 - FILM4 - ACCESS- Bac Films

Entre scènes répétées et improvisation, le réalisateur a capté les acteurs et actrices en temps réel alors qu’ils jouaient simultanément dans des pièces différentes. Une méthode qui renforce la sensation de regard extérieur sur le drame en cours, sans possibilité de compassion ou d’empathie de la part des bourreaux. Ce refus de toute émotion, de toute trace d’humanité, rend l’œuvre particulièrement étouffante.

Peu à peu, cette zone d’intérêt se transforme en une zone d’inconfort absolu. Le drame a eu lieu et personne ne viendra changer l’inéluctable. Alors que La liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg pouvait se rattacher à un sursaut d’humanité, La Zone d’intérêt nous entraîne dans les abysses de l’horreur. Une plongée d’autant plus cruelle et dérangeante qu’elle agit comme un miroir.

Moderne

Alors que Rudolf Höss s’éloigne de son domicile pour prendre ses nouvelles fonctions, La Zone d’intérêt propose des images plus familières d’officiers en tenue qui cherchent à rentabiliser leurs performances avec un cynisme glaçant. Lors de ces réunions, les mots échangés font écho à ceux prononcés dans La conférence (2022) – lire notre critique – de Matti Geschonneck. Lieu de déshumanisation totale, les êtres humains y sont des convois désincarnés dont il faut se débarrasser.

La Zone d'intérêt © photo A24 - FILM4 - ACCESS- Bac Films

Il est pourtant trop tard pour mettre à distance Rudolf Höss dans le rôle parfois caricatural du nazi comme mal incarné car il reste ce père découvert au début du film dan sl’intimité familiale. Et la réalité de cette famille qui s’enferme volontairement dans l’inconscience est trop proche de nous pour ne pas être perturbante. Le système décrit avec une froideur clinique par Jonathan Glazer fait écho à un mécanisme d’endoctrinement terriblement familier.

La Zone d’intérêt se conclut en autopsiant les traces de ce qui n’a jamais été montré frontalement. Des résidus de vies détruites qui donnent corps au vide et font écho à l’absence imposée au début du film par l’écran noir endeuillé. Les traces de ce manque qui ne sera jamais comblé nous renvoie autant au présent et l’actualité des mécanismes de déni au cœur de cette œuvre éprouvante.

Au-delà de la clôture qui protège la famille Höss de l’horreur, c’est la folie de tout un pays qui est scruté avec un regard d’une terrible intensité. Par sa conclusion d’une grande sobriété, La Zone d’intérêt nous renvoie à l’effroyable actualité de ce déni et à notre humanité capable du meilleur comme du pire lorsqu’elle est conditionnée pour le faire.

> La zone d’intérêt (The Zone Of Interest), réalisé par Jonathan Glazer, États-Unis – Grande-Bretagne – Pologne, 2023 (1h45)

La zone d'intérêt (The Zone Of Interest)

Date de sortie
31 janvier 2024
Durée
1h45
Réalisé par
Jonathan Glazer
Avec
Sandra Hüller, Christian Friedel, Johann Karthaus, Luis Noah Witte, Nele Ahrensmeier, Lilli Falk
Pays
États-Unis - Grande-Bretagne - Pologne