« The Sweet East », la fugue américaine

« The Sweet East », la fugue américaine

« The Sweet East », la fugue américaine

« The Sweet East », la fugue américaine

Au cinéma le 13 mars 2024

Lors d'un voyage scolaire avec son lycée, Lilian fugue et part à la découverte d'une Amérique fracturée. Premier long métrage de Sean Price Williams, The Sweet East triture le thème d'Alice au pays des merveilles pour prendre le pouls d'un pays divisé, entre idéologies, fantasmes et réalité. Un trip excentrique sous forme de labyrinthe ludique et volontairement stérile qui tend un miroir cinématographique à une Amérique au futur plus que jamais incertain.

Lorsqu’une altercation explose dans le bar où Lillian (Talia Ryder) prend un verre avec ses camarades de classe, l’adolescente profite de la confusion pour prendre le large. Elle quitte le carcan bien organisé du voyage scolaire pour choisir l’aventure, sans but précis.

Au fil des rencontres, Lillian découvre un monde étrange et insoupçonné. Naviguant tant bien que mal dans les méandres d’un pays plus divisé que jamais, la lycéenne se perd dans une réalité trouble. Un voyage hasardeux qui invoque le conte de fées avec ses dangers et étapes initiatiques. Mais, dans cette Amérique fracturée, la morale de cette fugue improvisée semble impossible à atteindre.

The Sweet East © photo Marathon Street - Base 12 Production - Potemkine Films

Y’a pas photo

Célébré comme l’un des meilleurs directeurs de la photographie du cinéma indépendant américain, Sean Price Williams se lance avec The Sweet East dans sa première réalisation de long métrage en solitaire. Les cinéphiles les plus attentifs auront peut-être déjà retenu son nom aux génériques de films d’Abel Ferrara ou encore des frères Josh et Benny Safdie.

Sean Price Williams a notamment travaillé avec le réalisateur Alex Ross Perry pour l’introspectif Queen of Earth (2015) et l’odyssée punk Her Smell (2018) – lire notre critique. Deux films qui mettent en avant l’intensité d’Elizabeth Moss. Le cinéaste a imposé son style visuel autant à la fiction qu’au documentaire. On le retrouve logiquement pour ce trip dont il assure la photographie en plus de la réalisation.

The Sweet East © photo Marathon Street - Base 12 Production - Potemkine Films

Image granuleuse et éclairage diffus, The Sweet East possède une texture d’image qui invite à considérer la fuite de Lillian comme un rêve – ou un cauchemar – éveillé. Une exploration des méandres de l’Amérique dans leur instabilité et parfois irréalité. À la fois éthérée et concrète, cette texture d’image produit un décalage propre au conte. Le traitement visuel de cette fuite en avant ne dépareillerait pas dans un film des années 70 ou 80.

En fuite

Tout débute avec cette fugue de Lillian qui abandonne ses camarades de classe. La lycéenne part sur un coup de tête, sans motivation précise, dans cette exploration du pays. Une fois lancée sur la route, rien ne semble pouvoir stopper l’adolescente qui rebondit de rencontres plus improbables les unes que les autres.

Rien ne semble retenir Lillian qui a toujours un autre lieu à visiter. L’herbe est toujours plus verte ailleurs. Et, après tout, pourquoi pas ? Déjà le spectre d’un manque de sens plane sur ce trip d’une liberté absolue. Ce mouvement incessant sans but défini est en soi un commentaire sur l’état du pays qui ne prend pas le temps de se poser.

The Sweet East © photo Marathon Street - Base 12 Production - Potemkine Films

Pas le temps en effet d’instaurer un débat serein dans un pays écartelé par des idéologies diamétralement opposées. Les avis ne font que s’entrechoquer et, à l’instar de la fugue de Lillian, rien n’est jamais vraiment décidé. Comme le lapin dans Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, Lillian n’a pas le temps. À peine a-t-elle digéré une expérience qu’elle est déjà en train d’envisager la prochaine.

Tout un cinéma

Avec une naïveté digne du personnage de Forrest Gump, la lycéenne semble spectatrice des événements qui se déroulent autour d’elle, sans jamais vraiment y prendre part. Lors d’une énième rencontre totalement fortuite, elle se laisse embarquer par Molly (Ayo Edebiri) et Matthew (Jeremy O. Harris) dans une aventure cinématographique.

Pour le spectateur, difficile de contredire les deux cinéastes de fiction qui voient en Lillian une actrice née. La fraîcheur et le charme naturel de Talia Ryder est un élément crucial pour nous guider dans cette fuite interminable à l’issue incertaine. Lillian accepte la proposition car après tout… pourquoi pas ! Elle est désormais comédienne dans un film, dans ce film lui-même en forme de conte. Le miroir cinématographique s’amuse à se refléter tel un kaléidoscope.

The Sweet East © photo Marathon Street - Base 12 Production - Potemkine Films

Malgré la mise en abyme de la situation, la carrière au cinéma de Lillian ne vient fournir aucun but à sa fugue La pellicule ne vient pas cristalliser le commentaire sociopolitique qui plane sur le film sans jamais vraiment s’affirmer. Pire, le plateau de tournage est l’occasion d’une scène de chaos total où une réalité violente vient détruire toute possibilité à l’art d’exprimer sa vision du monde.

Chaotique

Cette séquence de jeu de massacre aussi excessive que jouissive vient confirmer le nihilisme qui entoure le voyage de Lillian. À son corps défendant, la lycéenne provoque la pagaille autour d’elle. Elle est l’élément déstabilisateur qui n’évolue pas au fil des rencontres mais apporte le petit grain de sable qui vient enrayer la machine de son environnement.

Sa rencontre avec Lawrence est un parfait exemple de cette mécanique de mise en danger d’un certain équilibre. Avec Lawrence, interprété par Simon Rex, parfait en star du porno sur le retour dans Red Rocket (2021) de Sean Baker – lire notre critique, le tabou d’une relation interdite s’impose rapidement. Tourmenté par l’idée de passer à l’acte avec cette ado trop jeune pour lui, Lawrence est mené par le bout du nez par Lillian, naturellement désinvolte.

The Sweet East © photo Marathon Street - Base 12 Production - Potemkine Films

Comme d’autres avant lui, Lawrence demeure circonspect devant l’adolescente voyageuse. Les personnages rencontrés par Lillian sont de pauvres créatures inconscientes. Elles ne se rendent pas compte qu’elles ne sont que des faire-valoir dans ce récit où seul compte le voyage en lui-même. Avec son désir masculin refoulé, Lawrence est un exemple aussi drôle que pathétique de cette privation de liberté individuelle dont jouit pleinement Lillian.

This is America

Mais, à la fin du chemin, beaucoup de bruit pour rien ? Pas forcément. The Sweet East ne fait en effet que rebondir d’une situation à une autre sans véritablement conclure les séquences. Il faut accepter pleinement sa forme de conte déstabilisante mais aussi divertissante dans sa joyeuse outrance. Le trip proposé par Sean Price Williams est avant tout un regard faussement détaché sur l’Amérique.

Brisant une règle primordiale du conte, Lillian semble traverser les épreuves pour ne rien apprendre au final. La lycéenne de la fin est plus ou moins la même qui a quitté ses camarades de classe au début du film. Mais, entre-temps, c’est toute une Amérique qui a défilé devant nos yeux, souvent biberonnée aux outrances conservatrices de Fox News. Allant jusqu’à lui faire rencontrer des terroristes présumés, le voyage met Lillian en prise avec les craintes et fantasmes d’un pays déchiré par une fracture béante.

The Sweet East © photo Marathon Street - Base 12 Production - Potemkine Films

À rebours d’un conte initiatique, The Sweet East est une fugue qui revendique son absence de but. Son nihilisme observe avec un regard entre amusement et dépit une nation dans la tourmente, durablement abîmée par la post-vérité de Trump. Avec cette fuite sans révélation, Lillian tend un miroir à un pays qui n’a même plus de morale à offrir à ses contes de fées.

> The Sweet East, réalisé par Sean Price Williams, États-Unis, 2023 (1h44)

The Sweet East

Date de sortie
13 mars 2024
Durée
1h44
Réalisé par
Sean Price Williams
Avec
Talia Ryder, Simon Rex, Earl Cave, Jacob Elordi, Jeremy O. Harris, Ayo Edebiri, Rish Shah
Pays
États-Unis