Le 30 juin 1960, la Belgique accorde officiellement l’indépendance au Congo. Patrice Lumumba devient Premier ministre du premier gouvernement congolais. Le 17 janvier 1961, il est assassiné avec la complicité de la Belgique, des États-Unis et des forces néocoloniales. Le symbole est dévastateur, l’onde de choc mondiale. Pour protester contre ce meurtre politique, la chanteuse Abbey Lincoln et le batteur Max Roach, militants des droits civiques et figures du jazz, interrompent une session du Conseil de sécurité de l’ONU, arène d’un bras de fer géopolitique majeur.
Sur fond continu de musique jazz, Soundtrack to a Coup d’État remet en perspective les archives de l’époque et livre un portrait captivant d’un épisode de la guerre froide où les artistes sont utilisés, à leurs corps défendant, à des fins politiques, empêtrés dans les méandres d’un monde en pleine reconstruction.
Le sale temps des colonies
Fin analyste de nos sociétés modernes, Johan Grimonprez s’est fait remarquer avec Dial H-I-S-T-O-R-Y (1997), une analyse de l’impact du terrorisme et des détournements d’avion comme pourvoyeur d’angoisse collective à travers les médias. Suivant cette idée de la stimulation de la peur dans nos sociétés, Double Take (2009) explore notre paranoïa à travers la figure iconique d’Alfred Hitchcock. Plus récemment, Shadow World (2016) dévoile les zones d’ombre peu reluisantes du commerce international des armes avec la menace de la guerre comme moteur de l’économie de marché.
Avec Soundtrack to a Coup d’État, le réalisateur se penche sur le passé colonial du Congo belge avec comme point de repère ce que l’écrivain congolais In Koli Jean Bofane appelle « l’algorithme de Congo Inc. ». Décidé entre Washington, Londres, Bruxelles et Kigali, ce système fait du Congo le fournisseur mondial de minerais stratégiques, des matériaux pour se quereller tout autour de la planète jusque dans l’espace.
Du caoutchouc de la Première Guerre mondiale à l’uranium pour Hiroshima et Nagasaki, en passant par le cuivre des balles utilisées au Vietnam, la guerre se nourrit du sol congolais. Une exploitation qui continue aujourd’hui avec l’utilisation grand public des métaux rares présents dans nos téléphones. Une continuité illustrée dans le documentaire par des images de publicités pour Iphone qui surgissent sans crier gare parmi une myriade d’archives des années 60.
Profusion documentaire
Riche de documents d’époque, Soundtrack to a Coup d’État joue la carte de l’instantanéité et d’une forme très moderne. À l’exception d’une interview contemporaine de l’écrivain In Koli Jean Bofane, les documents datent des faits et sont livrés avec de simples textes stylisés et leurs sources pour les remettre dans le contexte.
Pas de voix off comme fil rouge mais des titres de presse et des extraits d’articles pour faire revivre avec brio la frénésie d’une période de reconfiguration mondiale. Des discours de Patrice Lumumba, estimés perdus mais découverts récemment dans les sous-sols de l’Africa Museum de Bruxelles, viennent compléter cette manne documentaire captivante. Johan Grimonprez s’est entouré d’universitaires pour valider les informations et faire un tri nécessaire car, si les vérités alternatives n’étaient pas encore à la mode, la propagande tournait déjà à plein régime.
ONU soit qui mal y pense
Explorant les positions antagonistes au sein de l’ONU, Soundtrack to a Coup d’État résonne avec les soubresauts dramatiques actuels de l’histoire. Le documentaire fait revivre des échanges tendus en mettant en avant la figure de Nikita Khrouchtchev et l’image devenue célèbre du dirigeant soviétique tapant furieusement sa chaussure sur une table de l’ONU. Dans le documentaire, le geste est réhabilité comme une marque d’exaspération sincère contre l’instrumentalisation par l’ONU de la crise congolaise plutôt que la menace qu’il est devenu dans la mémoire collective.
En septembre 1960, Nikita Khrouchtchev rassemble les dirigeants du Sud global à New York pour dénoncer le colonialisme et qualifie le Secrétaire général Dag Hammarskjöld de « laquais des impérialistes ». Soundtrack to a Coup d’État est parcouru de cette tension née d’une réorganisation des rapports de force avec une nouvelle composante en formation : les pays non alignés. Il s’en dégage une cartographie précise des rapports complexes entre les pays dans une atmosphère de guerre froide paranoïaque.
Les images d’archives des discours de l’époque permettent de saisir les enjeux et les jeux d’alliance tandis que la colonisation se réorganise cyniquement à l’aune du capitalisme triomphant. Ainsi le roi Baudouin met en scène sa vie sentimentale pour faire oublier les événements tragiques en cours au Congo tandis que Nasser, Président de l’Égypte et l’un des piliers du Mouvement des non-alignés, prône une voie indépendante pour les pays récemment décolonisés, hors de l’influence des blocs Est et Ouest. Mais les figures politiques ne sont pas les seules à participer à cette histoire en marche, les artistes sont omniprésents dans ces rapport de force.
Artistes engagés
La figure militante incontournable de Malcolm X sert de lien dans le documentaire en dénonçant la politique impérialiste en Afrique comme l’oppression raciale aux États-Unis. Passeur entre l’Afrique et la diaspora noire, l’activiste est en contact avec des artistes qui s’engagent également à ses côtés. Dans ce kaléidoscope des luttes, on retrouve également d’autres figures engagées comme la militante congolaise Léonie Abo ou encore la poétesse et écrivaine Maya Angelou.
Le documentaire revient également sur l’engagement sincère de grandes figures du jazz qui ont parfois servi sans le savoir des machinations étatiques. Des institutions culturelles comme le MoMA étaient alors infiltrées par la CIA. Dans les années 50-60, Louis Armstrong devient « ambassadeur culturel » des États-Unis. Ses concerts au Congo auraient servi de couverture pour l’exfiltration secrète de 1500 tonnes d’uranium vers les États-Unis. Comme lui, Nina Simone a aussi été manipulée alors qu’elle était venue exprimer son soutien à la lutte pour l‘indépendance et la libération des nations africaines du joug colonial lors d’une tournée au Nigeria en 1961.
Soundtrack to a Coup d’État entremêle dans le même mouvement les ingérences politiques avec les déclarations d’artistes jazz engagés pour les droits civiques et la décolonisation. Le tour d’horizon s’accompagne d’une bande sonore qui sert de fil rouge, le swing comme accompagnement des bouleversements sociaux et politique de cette période trouble. Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Ornette Coleman, Charles Mingus, John Coltrane, Miles Davis, Archie Shepp, Nina Simone, Louis Armstrong, Abbey Lincoln, Max Roach… une playlist impressionnante qui a de quoi ravir les adeptes de jazz et charmer les néophytes.
Dense sans être assommant, le documentaire de Johan Grimonprez allie la modernité de sa forme, libre comme un morceau de jazz, et la pertinence d’un propos malheureusement toujours d’actualité. En revisitant les affres d’une décolonisation hypocrite, Soundtrack to a Coup d’État dévoile sa continuité dans un monde aux rapports toujours aussi déséquilibrés et complexes entre les anciens pays colonisateurs et un Sud pillé pour ses réserves. Percutant !
> Soundtrack to a Coup d’État, réalisé par Johan Grimonprez, Belgique – France – Pays-Bas, 2024 (2h30)