« Sing Me A Song », la modernité des connectés

« Sing Me A Song », la modernité des connectés

« Sing Me A Song », la modernité des connectés

« Sing Me A Song », la modernité des connectés

Au cinéma le 23 septembre 2020

Moine en formation, Peyangki vit et étudie dans un monastère traditionnel du Bhoutan. Depuis l'arrivée d'internet dans son village il y a dix ans, l'adolescent est devenu accro à cette séduisante modernité le connectant au monde. Sur un forum, il rencontre une jeune chanteuse qui pourrait lui donner envie de tout abandonner pour s'installer en ville. Une décennie après Happiness, Thomas Balmès retourne au Bhoutan pour un documentaire d'une beauté et d'une profondeur saisissantes. Touchante romance adolescente empreinte de désillusion numérique, Sing Me A Song capture l'addiction aux écrans de la société bhoutanaise, miroir alarmant de notre propre aliénation.

Peyangki, 18 ans, suit l’enseignement traditionnel d’un monastère au Bhoutan dans l’espoir de devenir un moine bouddhiste. À l’instar de ses camarades, sa formation est de plus en plus parasitée par l’addiction aux écrans. À tout moment de la journée, les jeunes moines ne lâchent plus leurs smartphones, même lorsqu’ils révisent leurs prières !

Depuis son récent déferlement sur le pays, internet a radicalement bousculé les habitudes des bhoutanais et l’adolescent s’est laissé emporter par l’irrésistible vague. Pour Peyangki, cette connexion nouvelle au monde passe notamment par les réseaux sociaux. Passionné par les chansons d’amour, il rencontre sur WeChat l’inaccessible Ugyen et tombe amoureux de la jeune chanteuse. Il rêve de la rejoindre en ville et de faire sa connaissance « pour de vrai ». Les aveuglantes lumières citadines lui feront-elles quitter le monastère pour une autre vie ?

Sing Me A Song © TBC Productions, Participant Media, Zero One Film, Close-Up Films

Back to Bhoutan

Il y a une quinzaine d’années, l’arrivée simultanée des téléphones portables et la naissance de son premier enfant a poussé Thomas Balmès à s’intéresser à cette révolution de la connectivité omniprésente qui a déferlé sur le monde. Pour capter les effets de ce séisme dans nos vies, le réalisateur a posé sa caméra à Laya. Situé à près de 4000 mètres d’altitude, le village est accessible à l’époque après trois jours de marche. Le choix du Bhoutan n’est pas anodin. Dans ce royaume indépendant de 750 000 habitants situé dans l’Himalaya de l’Est, la télévision et internet n’ont été légalisés qu’en 1998.

Tourné sur une durée de trois ans, Happiness (2013) immortalise l’arrivée de l’électricité et de la télévision dans le village de Laya qui en était totalement privé jusque-là. Une décennie plus tard, Thomas Balmès est de retour au village et découvre à quel point la modernité a profondément transformé le quotidien des habitants. Symbole de cette nouvelle modernité, Laya est désormais accessible directement par la route, en douze heures de voiture seulement depuis la capitale.

Le cinéaste y retrouve Peyangki. Âgé de 8 ans lors du tournage de Happiness, l’énergie du jeune garçon l’avait immédiatement séduit. Désormais adolescent, il a grandi avec cette révolution numérique qu’il a totalement assimilée.

Sing Me A Song © TBC Productions, Participant Media, Zero One Film, Close-Up Films

Light my fire

Comme il l’a démontré notamment dans Bébé(s) (2010), son documentaire le plus connu à ce jour, Thomas Balmès possède le don de sublimer son sujet à travers des images magnifiques. Les montagnes entourant le monastère où vit Peyangki offrent au cinéaste l’occasion de plans sublimes. Un paysage majestueux dont la tranquillité n’est désormais troublée que par les bips insistants s’échappant des smartphones des jeunes moines.

Car ce sont bien deux mondes qui sont entrés en collision frontale ces dernières années. Au sein du monastère, la modernité surgit des écrans de télévision et des téléphones portables, autant de sources d’une luminosité agressive qui vient troubler la pénombre délicatement éclairée par les bougies traditionnelles. Entièrement filmé sans lumière additionnelle, Sing Me A Song met en scène cette confrontation qui semble perdue d’avance pour les lumières du « monde d’avant ».

Que peuvent en effet les douces lueurs des bougies et des feux d’artifice du monastère face aux éblouissantes et addictives lumières artificielles des néons de la ville et des smartphones ? Dans l’obscurité, la lumière des écrans éclaire les visages de la jeunesse bhoutanaise et pénètre la rétine à l’image d’une modernité qui s’est diffusée partout dans la société.

Sing Me A Song © TBC Productions, Participant Media, Zero One Film, Close-Up Films

Aliénation moderne

Les jeunes moines qui récitent par cœur leurs prières tout en consultant leur téléphone résume de façon brutale l’emprise de la modernité sur une tradition désormais mise au second plan. Les images de Peyangki se promenant dans les champs autour du monastère lorsqu’il avait huit ans au début du documentaire contrastent avec celles filmées dix ans plus tard.  L’adolescent a désormais les yeux rivés sur son téléphone, source de divertissement et promesse d’amour.

Comment ne pas profiter des sublimes paysages offerts par ce lieu ? Difficile pourtant de blâmer l’adolescent sans être hypocrite. Ce rapport aux écrans — téléphone, télévision ou encore jeux vidéos — que le jeune Peyangki consomme sans se rendre compte de leur effet addictif nous renvoie à notre propre rapport à cette connectivité envahissante.

L’addiction aux écrans — et notamment leurs conséquences chez les plus jeunes — est un sujet universel qui devrait nous alerter. Le regard fasciné de Peyangki face à son smartphone ou une partie de jeux vidéo reflète de manière cruelle notre propre addiction et notre incapacité à nous en détacher.

Sing Me A Song © TBC Productions, Participant Media, Zero One Film, Close-Up Films

Fast and Curious

Si la dépendance aux écrans de la société bhoutanaise est si frappante c’est qu’elle démontre plus que nulle part ailleurs la vitesse de propagation des — mauvaises — habitudes qui deviennent la norme dans un monde connecté. La télévision a déferlé dans le royaume en 1999. Au-delà des quatre chaînes créées d’un coup, la population a également reçu du jour au lendemain des programmes du monde entier, sans aucune censure.

La modernité digitale s’est abattue brutalement sur ce pays qui n’avait aucun lien avec l’extérieur. Il est devenu depuis le plus grand consommateur d’écrans d’Asie. Malgré une législation tardive, les bouthanais sont devenus accros à deux genres de programmes en particulier : les émissions de catch et les films pornographiques. À travers le parcours de Peyangki, Sing Me A Song met en lumière cette évolution radicale.

En mettant en parallèle l’enfant et adolescent, Thomas Balmès interroge également notre rapport au temps qui passe et sa perception dans une société devenue celle de l’instantanéité. Difficile d’imaginer pour ceux qui ne l’ont pas connue cette période sans téléphone portable. Les rencontres devaient alors se faire dans un lieu précis, à une date et un horaire qui devaient l’être tout autant sous peine de ne pas se voir en cas d’imprévu. De notre vie quotidienne à l’art — combien de « vieux » films verraient leur intrigue anéantie si les personnages étaient dotés de portables  ? —, la culture numérique a tout redéfini, y compris notre rapport intime au temps.

Sing Me A Song © TBC Productions, Participant Media, Zero One Film, Close-Up Films

Never Be Alone

Avec 600 000 Bhoutanais sur Facebook, le pays est extrêmement connecté. La quête de Peyangki pour trouver sa place dans la société est également une histoire d’amour. Et comme l’affiche le profil Facebook des célibataires tourmentés : « c’est compliqué ». L’aspect virtuel de l’idylle entre Peyangki et sa dulcinée en dit long sur les avantages mais aussi les déceptions de ces relations par écrans interposés.

Son bonheur, du moins l’espère-t-il, Peyangki l’a trouvé sur WeChat en la personne de Ugyen. Entre l’adolescent cloîtré dans son monastère et la jeune chanteuse vivant en ville, la rencontre aurait été impossible sans internet. Mais les rencontres virtuelles réservent parfois des surprises. Peyangki découvre lors de la rencontre avec sa chère et tendre qu’elle est mère d’une fille en bas âge. Une information — sciemment ? — omise par la jeune femme.

Autre signe d’une jeunesse en mutation, Ugyen est tentée par un départ pour le Koweït afin de « gagner plus d’argent ». Et, s’il le faut, elle est prête pour cela à partir sans sa fille. Au pays du Bonheur National Brut, le jeune moine va découvrir la déception de ces rencontres virtuelles en partie fantasmées.

Sing Me A Song © TBC Productions, Participant Media, Zero One Film, Close-Up Films

Crise de foi

Sing Me A Song impose également une réflexion sur la foi et la tradition confrontées à la modernité. Peyangki incarne bien malgré lui ce dilemme opposant la tradition à la distraction offerte par ce nouveau monde numérique. Alors que les apprentis moines « jouent à la guerre » avec des armes factices, Ugyen découvre, interdite, une vidéo de décapitation sur son smartphone. La modernité accompagnée de sa part de violence a profondément bouleversé leur rapport au monde, ainsi que le nôtre. Face à ce chamboulement des valeurs, Peyangki s’interroge : n’est-il pas mieux à jouer devant un jeu vidéo que devant un livre de prières ?

De retour au Bhoutan, Thomas Balmès capte avec une précision remarquable les bouleversements d’une société précipitée dans la modernité. La romance contrariée du jeune adolescent est aussi bouleversante que son addiction aux écrans est inquiétante. Elle nous renvoie à notre propre consommation d’outils numériques. Étourdissant et nostalgique, Sing Me A Song fait référence à un temps — entendu au sens de temporalité — révolu qui semble perdu à jamais.

> Sing Me A Song, réalisé par Thomas Balmès, France – Suisse, 2019 (1h35)

Affiche du film "Sing Me A Song"

Sing Me A Song

Date de sortie
23 septembre 2020
Durée
1h35
Réalisé par
Thomas Balmès
Avec
Peyangki, Ugyen
Pays
France - Suisse