« Pluie noire », la mémoire atomisée

« Pluie noire », la mémoire atomisée

« Pluie noire », la mémoire atomisée

« Pluie noire », la mémoire atomisée

Au cinéma le 29 juillet 2020

Le 6 août 1945, Yasuko est de passage chez son oncle près d'Hiroshima lorsqu'un terrible éclair déchire le ciel de la ville. Cinq ans plus tard, la jeune femme et ses proches portent encore les stigmates de cette tragédie qui les a condamnés à mourir dans l'indifférence. Mémoire vibrante de l'enfer nucléaire, Pluie noire de Shôhei Imamura ressort en salles dans une version restaurée 4K. L'occasion de (re)découvrir ce classique décrivant l'horreur de la bombe et, tout aussi déchirant, l'abandon honteux de ses victimes.

Comme tous les jours, la vie suit son cours ce 6 août 1945 à Hiroshima. À 8h16, un éclair surnaturel illumine le ciel. Il est suivi d’un souffle dévastateur qui emporte tout sur son passage. Dans cet enfer instantané, des silhouettes hagardes, mutilées et brûlées, se déplacent parmi les amas des ruines. Au même moment, Yasuko (Yoshiko Tanaka) fait route sur son bateau. Elle se dirige vers un village près de la ville atomisée où habite son oncle Shigematsu (Kazuo Kitamura). La jeune femme et les autres passagers de l’embarcation se retrouvent rapidement recouverts d’une étrange pluie noire.

Accompagnée de son oncle et sa tante, Yasuko découvre l’ampleur de la catastrophe en traversant la ville méconnaissable. Impuissants et incrédules, ils assistent à une apocalypse inédite, innommable. Quelques années plus tard, Yasuko et tous les irradiés sont devenus des parias dans le Japon d’après-guerre. Résolument tourné vers l’avenir, le pays s’interdit de penser à l’humiliante défaite. Un voile posé sur le drame qui se paie au prix de l’oubli insupportable de ses victimes.

Pluie noire © La Rabbia - Les Bookmakers

It’s raining pain

Avec un planning cinématographique totalement chamboulé par le coronavirus, les ressorties ont un peu plus de chance que d’habitude de se faire remarquer. Après Voyage à deux (1967), l’éternelle comédie romantique douce amère de Stanley Donen — lire notre chronique —, c’est au tour de Pluie noire d’avoir l’honneur d’un retour dans les salles obscures dans une version restaurée 4K. Retranscription saisissante du drame d’Hiroshima, Pluie noire est un des films majeurs de Shôhei Imamura. Le cinéaste y mêle la petite histoire familiale et l’Histoire de la défaite du Japon, intimement liées dans la tragédie.

Prix du jury œcuménique au Festival de Cannes en 1989, le drame du réalisateur japonais adapté du livre de Masuji Ibuse offre à la catastrophe d’Hiroshima un sombre écrin pour faire survivre la mémoire de ses morts et de ses rescapés. Tourné plus de 40 ans après les faits, Pluie noire aborde frontalement la question du traitement des victimes dans un Japon entré subitement dans la modernité et volontairement amnésique.

Pluie noire © La Rabbia - Les Bookmakers

Tabou nucléaire

Si l’on compare le traumatisme de la guerre du Vietnam à celui vécu par les Japonais avec Hiroshima et Nagasaki, le nombre de films consacrés à chacun de ses évènements interroge. A contrario de leurs anciens ennemis américains qui se sont maintes fois replongé sur grand écran dans l’enfer vietnamien, le cinéma japonais a peu souvent traité cet épisode tragique de la seconde guerre mondiale.

Les raisons sont multiples, à commencer par l’occupation américaine qui exerçait une forte censure sur le cinéma dans le Japon d’après-guerre. Il ne fallait surtout pas accuser l’armée américaine de crime contre l’humanité ni dépeindre les Japonais comme des victimes. Question de fierté. Une propension à se voiler la face qui s’est poursuivie dans le pays lors des années 60 et 70.

Dans un pays alors porté par le miracle économique, il était naturel de nier les traumatismes pour ne pas accuser le nucléaire de tous les maux. Un tabou tenace qui explique que le projet de Shôhei Imamura a mis si longtemps à se concrétiser — et encore avec des moyens réduits par rapport aux grands films de l’époque. Plus de quatre décennies après l’explosion atomique, les cendres n’aiment toujours pas être remuées. Pourtant, l’accident survenu lors du tsunami du 11 mars 2011 à la centrale de Fukushima rappelle douloureusement que le sujet nucléaire reste encore de nos jours d’actualité. Pluie noire nous rappelle notre vulnérabilité — d’aucuns diront notre inconscience — face à la puissance dévastatrice de l’atome.

Pluie noire © La Rabbia - Les Bookmakers

Bombe à retardement

Si les images glaçantes des corps estropiés qui hantent les ruines de la ville dévastée reviennent lors de flashbacks, Pluie noire se déroule essentiellement cinq ans après le bombardement. Portant le fardeau de la radiation qui l’a touchée ce jour-ci, Yasuko ne s’est toujours pas mariée. Un célibat sans fin qui désespère son oncle et sa tante qui l’ont recueillie chez eux. Survivants de l’explosion atomique, ils vont découvrir qu’ils sont tous désormais en sursis.

Peu à peu, Yasuko et ses proches ainsi que les autres victimes d’Hiroshima déclarent des symptômes. Cette irradiation fatale tous la portent dans leur chair : elle s’y développe peu à peu en cancer, jusqu’à dévorer toute leur énergie. Même Yuichi, un sculpteur Yuichi (Keisuke Ishida) qui n’a pas vécu directement la catastrophe d’Hiroshima, subit les cicatrices psychologiques de cette guerre. Revenu fou des combats, il ne supporte plus d’entendre le vrombissement d’un moteur symbolisant pour lui une attaque de tanks.

Pluie noire © La Rabbia - Les Bookmakers

Condamnés à l’oubli

Pluie noire est le récit sombre au réalisme accablant de cette vie d’après la catastrophe. Livrés à eux-même, ceux que l’on nomme les Hibakusha sont discriminés. Incurables, ils sont le symbole d’un passé traumatisant que le pays souhaite oublier. Devant l’impuissance de la médecine qui n’a que le repos à prescrire et l’indifférence des autorités, certains se tournent vers des espoirs alternatifs.

Mais ni les psalmodies d’un moine bouddhiste ni les incantations magiques d’une chamane ne permettent d’améliorer l’état de Yasuko et ses proches. Comme à Nagasaki, les oubliés de la bombe sont l’incarnation d’un souvenir devenu gênant. Ils représentent, bien malgré eux, la honte de la défaite. À travers les décennies, le drame de Shôhei Imamura leur rend un hommage sensible et nécessaire.

Chronique familiale poignante, Pluie noire relate froidement l’horreur d’Hiroshima et, tout aussi important, l’abandon de ses victimes. Une œuvre d’une tragique beauté qui explore avec le même intérêt le drame furtif de l’explosion et la lente agonie de victimes injustement oubliées.

> Pluie noire (Kuroi ame), réalisé par Shôhei Imamura, Japon, 1989 (2h03)

Pluie noire (Kuroi ame)

Date de sortie
29 juillet 2020
Durée
2h03
Réalisé par
Shôhei Imamura
Avec
Yoshiko Tanaka, Kazuo Kitamura, Etsuko Ichihara, Keisuke Ishida, Miki Norihei
Pays
Japon