Sola, Modogo, Mama Kashinde, Papa Sylvain, Bozi, Président Lemalema… Tous ont en commun un corps marqué à vie par la Guerre des Six Jours qui s’est déroulée en 2000 dans les rues de leur ville, Kisangani. Au sein de l’association qui les réunit, certains ont formé une troupe de théâtre. Une façon pour ces victimes collatérales du conflit d’exorciser leur douleur et de faire perdurer la mémoire de ce drame oublié.

Vingt ans après les faits, les victimes du conflit attendent toujours la reconnaissance de la nation congolaise. Excédés par le mépris des institutions à leur égard, des membres de l’association décident de rejoindre Kinshasa, la capitale.

Pour faire entendre leur voix, ils entament un périple insensé de 1734 km sur le fleuve Congo, entassés sur une embarcation rudimentaire. Le réalisateur Dieudo Hamadi a suivi cette épopée intrépide avec un regard plein d’humanité.

Kisangani, ville martyre

Dieudo Hamadi a rencontré des membres de l’association lors du tournage de son précédent documentaire Maman Colonelle (2017) qui suit l’arrivée à Kisangani de la colonelle Honorine chargée de lutter contre les violences faites aux femmes et aux enfants.

La Guerre des Six Jours, le cinéaste l’a vécue en tant qu’adolescent. Ce conflit a vu s’affronter pendant six jours en juin 2000 deux armées étrangères, l’armée ougandaise et rwandaise, dans les rues de Kisangani. Comme d’autres, il a été depuis peu à peu oublié.

Selon l’Association des victimes, les affrontements ont fait près de 4000 morts et 3000 blessés. Considérée depuis comme ville martyre, puis rebaptisée Ville d’espoir, Kisangani porte encore en elle les cicatrices de cette guerre. En 2005, l’Ouganda a été jugé coupable de « crimes de guerre » par la Cour de Justice Internatio­nale. Mais, deux décennies après les faits, l’indemnisation est toujours en discussion. La Rwanda n’a jamais été jugé.

La dignité des mutilés

Depuis vingt ans, l’association suivie par le cinéaste redistribue des vivres aux victimes et organise un « théâtre du souvenir » inspiré de leurs propres expériences. Un spectacle intime pour entretenir la mémoire de ce conflit sanglant. Mais ses membres luttent surtout pour la réparation des préjudices subis, dans l’indifférence.

Dans un pays miné par des décennies de conflits armés ayant fait des millions de morts, la Guerre des Six jours de Kisangani est une tragédie désormais effacée de la mémoire collective. En route pour le milliard est un documentaire de témoignage autant qu’un hommage à ces combattants diminués physiquement mais à la motivation intacte.

La caméra de Dieudo Hamadi capte avec délicatesse cette pugnacité que rien – pas même la raison – ne peut entamer. Le cinéaste filme dans leur quotidien les corps meurtris : les prothèses mal adaptées qui blessent les moignons, les difficultés pour effectuer des gestes simples de tous les jours… de façon directe mais sans pathos. Le regard du réalisateur redonne de la dignité à ces victimes qui ne sont d’ailleurs à aucun moment réduites à ce simple statut.

Boat trip

Symbole de la motivation sans faille des membres de l’association, certains d’entre eux embarquent sur une embarcation à destination de la capitale. Sans route directe entre Kisangani et Kinshasa, le fleuve est le moyen le plus rapide pour rejoindre leur destination, l’avion étant une option inenvisageable.

La voie fluviale n’en est pas moins dangereuse : sur l’embarcation bondée, seules des bâches de fortune les protègent des éléments. Ce périple risqué est à l’image du combat des victimes, il démontre leur détermination mais aussi une certaine dose d’inconscience face à la difficulté de la tâche.

Ce mélange de naïveté et de combativité rend ces mutilés de guerre particulièrement touchants. La bataille est d’autant plus belle qu’elle semble irrationnelle et perdue d’avance.

Peine capitale

Une fois arrivés à Kinshasa, les valeureux membres de l’association se heurtent à l’indifférence des élus sortant du parlement et, de façon plus générale, de la population locale. La désillusion est grande. Membres du parlement, soldats de l’ONU et militaires congolais, les victimes expriment leur désarroi à qui croise leur chemin. Personne ne les a aidés à l’époque, et personne n’a daigné le faire depuis.

Au côté des manifestants, En route pour le milliard capte la violence de cet accueil démoralisant. À Kinshasa, les victimes se heurtent à la réalité d’un pays qui ne souhaite pas regarder en arrière et leur parole semble se perdre dans le néant.

Immortels

La reconnaissance tant souhaitée paraît illusoire même si les élections se déroulant lors du tournage sont une lueur d’espoir pour les membres de l’association. Une partie d’entre eux retournent alors à Kisangani alors que d’autres décident de rester à Kinshasa pour maintenir la pression sur les élus.

En réalité, le périple n’est pas vain. Le documentaire capture à jamais la beauté de ce combat désespéré, la force et l’humanité de ces victimes héroïques. Leur courage est à jamais préservé, visible pour qui veut l’admirer.

Depuis le tournage, contre toute attente, les choses ont commencé à évoluer favorablement. En janvier 2021, des premières indemnités ont été versées aux seules victimes encore présentes à Kinshasa. Documentaire de combat, En route pour le milliard met en lumière l’incroyable ténacité qui a permis cette avancée. La première victoire d’une marche claudiquante mais déterminée, infatigable depuis plus de vingt ans.

> En route pour le milliard, réalisé par Dieudo Hamadi, France – République démocratique du Congo, 2020 (1h28)