«Mobilisons-nous pour nos vieillards»

«Mobilisons-nous pour nos vieillards»

«Mobilisons-nous pour nos vieillards»

«Mobilisons-nous pour nos vieillards»

12 mai 2011

Aide-soignante de formation, Sophie Lapart a démissionné d'une maison de retraite par écœurement. Dans cet établissement de l'Oise, la maltraitance sur les personnes âgées était courante. Des gestes, des paroles déplacés envers ces personnes vulnérables. Pour dénoncer ces pratiques indignes, elle a choisi de témoigner.

Sophie Lapart a travaillé pendant un an et trois mois comme aide-soignante dans une maison de retraite à Ermenonville (Oise). Quinze mois de bonheur auprès des résidents, mais quinze mois de cauchemar à constater des actes de maltraitance sur des personnes âgées. Une maltraitance quotidienne devenue presque… banale. Des toilettes faites en pleine nuit pour respecter le planning, une résidente assise, tête baissée, sur sa chaise en réalité décédée sans que personne ne s’en aperçoive, et ce vieil homme qui apprend le décès de sa femme sur une feuille A4. Les exemples sont nombreux. Tous plus effrayants les uns que les autres.
Ecœurée, épuisée moralement, Sophie Lapart a démissionné en mars 2010. Avec François Nénin, journaliste, elle a décidé de partager son expérience dans un ouvrage, L’Or gris : Maisons de retraite, le dossier noir [fn]Flammarion, avril 2011.[/fn].
Aujourd’hui, elle a quitté ce monde. Celle qui fut également aide-soignante à domicile pendant huit ans s’occupe désormais de chevaux de compétition.

Vous décrivez des situations qui font froid dans le dos. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué pendant quinze mois dans cet établissement ?

Ce qui m’a le plus touché, c’est ce que j’appelle la maltraitance non violente. Quand on parle de maltraitance, en général ce qui interpelle c’est la violence physique. Pour moi, le plus choquant, c’est le manque de respect, d’écoute. Une absence de regard, et plus généralement, la négation de l’autre. Alors que le rythme est infernal toute la journée, j’ai vu des soignants capables de passer devant quelqu’un qui appelle – qui demande, qui supplie presque – sans le regarder, sans s’occuper de lui. Je trouve ça d’une violence extrême. Pour cette personne âgée, cela signifie "tu n’es pas là, je n’ai pas de temps pour toi".

Pour vous, où commence la maltraitance

[fn]Le Conseil de l’Europe définit la

maltraitance

comme « Tout acte ou omission commis dans le cadre de la famille par un de ses membres, lequel porte atteinte à la vie, à l’intégrité corporelle ou psychique, ou à la liberté d’un autre membre de la famille ou qui compromet gravement le développement de sa personnalité et/ou nuit à sa sécurité financière. »[/fn]

?

Elle commence à la prise de pouvoir de l’institution ou de la famille sur la personne âgée. Refuser de donner une réponse, c’est de la maltraitance. Ainsi, lorsqu’un résident demande à être conduit aux toilettes, ne pas l’aider sous prétexte qu’il porte une protection et lui demander de bien vouloir se soulager dans la protection, c’est de la maltraitance. Si on se met cinq minutes à la place de la personne, c’est déjà extrêmement gênant de demander à être accompagné pour un besoin naturel. Mais en plus, on vous demande de faire sur vous…

De la même manière, être capable de servir un repas froid à une personne. Une fois servi, le déjeuner reste sur son plateau et la personne âgée va devoir attendre 15, 20 ou 25 minutes que la soignante l’aide à manger.
Toutes ces choses, accumulées au quotidien, ponctuent la vie des résidents. Evidemment, cette forme de maltraitance s’adresse malheureusement à ceux qui sont le plus vulnérables, ceux qui ont perdu l’usage de la parole, qui sont extrêmement dépendants.

« Il faut se mettre au rythme de la personne dépendante »

Dans l’ouvrage, vous pointez du doigt le rythme de travail des équipes soignantes. Insoutenable… Est-ce ce qui explique ces dérapages ?

Les directions vous demandent d’être opérationnel, d’être rapide. Toute la journée, à toutes les heures. Il y a encore trop de directions d’établissement qui mènent leurs équipes au chronomètre. A l’approche de midi par exemple, la direction fait un tour de couloir, non pas pour savoir comment vont les résidents, mais pour voir où en est l’équipe, en fonction de l’heure du déjeuner, en passant de chambre en chambre… Il faut être à l’heure, coûte que coûte. Cela met l’équipe soignante en situation de stress.
Les soignants ne se rendent même plus compte de tout cela. Parce que c’est devenu courant, ça fait partie de leur rythme de travail. Elles sont habituées à agir de la sorte et à un moment donné, on a même du mal à se repositionner, à se dire, "mais attends, qu’est-ce que je suis en train de faire, je ne suis pas dans le juste, je ne suis pas humaine".

Il y a un contraste saisissant entre le rythme effréné des soignants et ce que l’on imagine être celui des résidents…

Oui, il y a un décalage complet entre ces deux rythmes. La meilleure façon de prendre en charge une personne âgée, malade ou dépendante, c’est de se mettre à son rythme. Ca peut paraître élémentaire à dire, mais sur le terrain, c’est extrêmement compliqué. Etre bien traitant, c’est pourtant simple. D’abord, être humain, montrer de l’affection dans l’attention qu’on va lui porter au moment où l’on est présent avec lui.

Vous étiez "référente bientraitance", chargée de former des collègues dans un établissement où la situation a dérapé à de nombreuses reprises…

Je devais former les équipes aux gestes de bientraitance, avec un rôle de veille au niveau de l’établissement concernant le respect de la dignité. La difficulté première pour ces formations, c’est le turn over très important du personnel. Pendant mes quinze mois de présence, il y a eu des changements perpétuels et donc une déstructuration de l’équipe. Alors que, pour bien mettre en place un chantier de bientraitance, il faut du temps. Pour gommer, gratter des mauvaises habitudes, ça ne se fait pas en un claquement de doigt. A chaque fois, il fallait former une nouvelle soignante. Ce n’était pas toujours possible en fonction du planning et de la charge de travail puisqu’il fallait aussi que je sois à mon poste de soin.

Comment alors abordiez-vous la problématique auprès de ces collègues ?

Ma recherche, ma manière de travailler avec eux, n’a jamais été dans le constat mais plutôt dans la compréhension de l’acte de maltraitance : pourquoi, à un certain moment, une collègue a été entrainée dans une attitude maltraitante. Pour moi, il ne faut pas montrer du doigt. La répréhension n’est pas formatrice. Au contraire, je souhaitais aider le soignant à mener une réflexion afin qu’il comprenne son geste. La remise en question est quelque chose de compliqué, car personne n’a la même conception de la bientraitance, cela dépend de son vécu, son histoire personnelle. De plus, tout le monde n’a pas cette faculté à bien vouloir s’auto-examiner. Conduire autrui à se remettre en question sans qu’il se sente attaqué professionnellement, sur ses compétences, c’est très compliqué.

L’équipe soignante était-elle dans le déni face aux situations de maltraitance que vous dénonciez ?

Non. Mais souvent, nous avions à faire à de très jeunes filles qui arrivaient, BEP sanitaire et social en poche, et qui trouvaient facilement du travail, soit dans la prise en charge à domicile soit en maison de retraite. Ces jeunes diplômées n’ont aucune idée de ce qu’est une personne âgée. Elles n’ont pas été formées à cela, elles ne savent pas ce qui se passe dans la tête d’une personne âgée. Et c’est à ce moment-là qu’elles vont involontairement être maltraitantes. Faut-il les rappeler à l’ordre et leur expliquer ? C’est compliqué. Elles ne comprennent pas car elles n’ont pas les compétences requises. Par exemple, elles vont punir un résident simplement quand il urine sur lui. Alors que, avec ce geste, la personne âgée revendique quelque chose. Quelqu’un qui n’est pas formé va punir, souvent avec l’ intention de bien faire. Je ne le nie pas. Elles estiment que c’est la solution à adopter. Je suis profondément convaincue qu’on peut modifier toutes ces façons d’agir.

Pensez-vous que les actes de maltraitance que vous avez constatés sont fréquents dans d’autres structures ou restent isolés ?

Malheureusement, je ne pense pas que ce soit des actes isolés. Lorsque je me rendais à des formations, assez régulièrement, j’ai rencontré des soignants venant d’autres structures. Ce qui se passait chez nous existait également dans d’autres établissements.
D’ailleurs, les enquêtes réalisées par François Nénin montrent bien l’ampleur du phénomène. Les situations que j’ai rencontrées étaient déjà dénoncées dans l’ouvrage de Jean-Charles Escribano On achève bien nos vieux [fn]Oh Editions avec France Info, 2007.[/fn]. Je me suis retrouvée dans ses propos. Des soignants, donc des personnes très proches de ce public, ont déjà écrit sur le sujet. Et rien n’a changé. Notre démarche n’était pas de montrer les établissements où ça se passe bien. Heureusement, il y en a beaucoup en France.

Pourquoi avoir témoigné dans ce livre, pour dénoncer ces maltraitances ?

Dénoncer, pour moi, c’était déjà fait par d’autres. J’ai raconté ce que j’ai vu car je ne voulais plus me rendre complice en restant silencieuse. Et c’était quelque chose de très compliqué à vivre. L’idée était, au travers d’un ouvrage, d’apporter un témoignage, et même de lancer un appel. J’attends et j’espère une réelle prise de conscience de la société. Quand je parle du sujet autour de moi, j’ai l’impression que c’est quelque chose que les gens ne veulent pas entendre. Ils ne veulent pas voir cette réalité. Et je les comprends parce que ça nous renvoie à ce qui nous guette.
Aujourd’hui, on ne veut plus être vieux. Alors, on nous fait croire qu’on ne vieillit plus, on nous répète que l’espérance de vie a augmenté. Certes. Mais encore faut-il se donner les moyens de faire vivre le plus longtemps possible dans des conditions dignes. Les gens n’ont pas envie de s’intéresser ni de voir cet état de fait. Ça leur fait peur. Quelqu’un me disait récemment : "C’est bien de sortir ce livre mais de toute façon, on sait bien que les vieux sont maltraités". C’est révélateur. On a l’impression que c’est normal. On sait, on se tait, on ne fait rien ! J’appelle aussi à une certaine forme de désobéissance de tous mes collègues qui s’occupent des personnes âgées.

C’est-à-dire ?

Les personnes de l’équipe soignante sont aussi dans la souffrance, on peut dire que les directions maltraitent leurs équipes. Elles savent très bien qu’elles interviennent dans des conditions qui ne sont pas acceptables, mais elles ont peur de se montrer trop réactives et trop opposantes. Je pense que si chaque soignant, à un certain moment, était capable de dire "non, là, je ne suis pas dans la bientraitance", s’il était capable de s’opposer à la direction, ce serait déjà le début d’une amélioration de la situation. Les directions de ces établissements seraient alors obligées de plier, de réagir. Il faudrait que les soignants franchissent le pas et refusent ce système quand ils sont contraints à des actes et confrontés à des situations de maltraitance. Mais je sais que c’est très compliqué.
Moi, je défendrais toujours mes collègues -même si parfois on me fait les gros yeux- mais ça ne veut pas dire que je les excuse. Ils subissent une telle pression ! Quand je suis arrivée dans cet établissement, mes collègues me disaient qu’elles n’avaient même pas le temps d’aller aux toilettes. Parce qu’elles avaient peur du retard, du reproche, de devoir se justifier. C’est terrible.

« On ne voit pas les personnes âgées »

Pour vous, la maltraitance vient-elle du sous-effectif et du manque de moyens financiers ?

Le sous-effectif est quelque chose de connu, ce n’est pas nouveau. On doit le répéter parce que cela perdure. Mais il ne faut pas le réduire à un manque d’argent, et penser que tout ira mieux simplement en réinjectant de l’argent. Ce n’est pas cela qui va changer le fond du problème.

Dans l’ouvrage, la comparaison avec les enfants est faite à plusieurs reprises…

S’il se passait la même chose avec les enfants dans les crèches, les écoles maternelles ou les haltes garderie, tous les parents seraient dans la rue ! J’en suis persuadée. Mais là, c’est différent parce qu’on ne voit pas les personnes âgées.
Récemment, une chose m’a interpellée : la campagne choc contre les claques et les fessées envers les enfants. Une campagne légitime que je ne conteste pas. Quand j’ai vu ça, je me suis dit "A quand la même mobilisation pour nos vieillards ?!" Et j’emploie très volontairement le mot "vieillard" qui ne me choque pas et que je trouve même plutôt noble et joli.

Aujourd’hui, quel bilan faites-vous de ces quinze mois passés dans l’établissement ?

J’ai l’impression que ce qui ressort de mon témoignage, ce sont les parties très noirs. Pourtant, j’ai passé des moments extraordinaires auprès de ces résidents. Au-delà de ces colères et de ces situations compliquées, je n’ai vécu que du bonheur, de jour comme de nuit. J’ai toujours eu beaucoup de plaisir à me rendre tous les jours dans cette structure pour travailler. Sauf que je ne la conseillerai ni à mes proches ni à mes amis pour le placement d’un parent.

Qu’est-ce qui est le plus urgent aujourd’hui pour vous ?

Qu’on arrête de mentir. Les intentions de bien faire sont là, sauf qu’elles se diluent très rapidement au quotidien et je ne sais pas pourquoi. Même pour les référentes bientraitance, c’est compliqué. Les établissements mettent en avant l’existence de ce poste pour faire bien. Mais je n’ai pas eu les moyens de remplir ma mission, pas eu l’impression d’être aidée concrètement par mes supérieurs dans ma démarche. Il faudrait vraiment regarder le problème tel qu’il est. Parce qu’il existe. Ce n’est pas la peine de culpabiliser. Moi, je ne jette la pierre à personne. Il faut que tous les intervenants dans ces structures et les secteurs concernés se mettent à discuter de la prise en charge de ce fléau.