Femmes, vous n’aviez pas compris la première fois que la masturbation était votre meilleure amie ? Philippe Brenot récidive. Le sexologue vous le réexplique, 16 ans après la parution de son Eloge de la masturbation, dans le Nouvel éloge de la masturbation. « Lorsque j’écrivais la première version de ce texte en 1997, je la destinais surtout aux femmes pour qui on commençait à comprendre le rôle majeur que jouent l’auto-érotisme et la masturbation dans la construction de leur sexualité. »
Philippe Brenot veut faire passer le message : la masturbation contribue à l’épanouissement personnel, sexuel et participe à la connaissance de soi. Il revient aussi sur cette phobie délirante que la masturbation a exercé sur l’Homme occidental aux siècles passés.
Au XVIIème siècle la masturbation n’intéresse personne. On la pratique depuis l’enfance. Point. La chose ne présente une gêne pour personne. Encore moins un mal. Mais c’est sans compter sur la médecine qui rapidement vient fourrer son nez, plus moralisateur que clinique, sur la branlette.
Et l’homme découvrit le spermatozoïde
C’est en 1677 que le ver entre dans la pomme. Lorsque le savant Leuwenhoeck observe au microscope des spermatozoïdes. D’abord nommé « animalcule », le spermatozoïde est vu « comme un petit être complet qui ne demande qu’à grandir ». L’idée se répand alors rapidement : gaspiller son sperme, c’est gaspiller des bébés. Se masturber, c’est contre la préservation de l’humanité ! « Par une seule éjaculation coupable, le meurtre de l’humanité est maintenant chose possible », explique Philippe Brenot. « Qu’on me permette ici une question : ceux qui se tuent d’un coup de pistolet, qui se noient volontairement, ou qu’ils qui s’égorgent, sont-ils plus suicidés que ces hommes-ci », ose même le docteur Tissot, référence en la matière au XVIIIème siècle.
Dès cette découverte, chacun se met en ordre de bataille, prêt à faire la guerre à la masturbation. Le consensus au sein du corps médical est touchant. Les esprits sont alors prêts à recevoir en 1710, « Onania ou le Péché infâme de la souillure de soi et toutes les conséquences affreuses de chez les deux sexes, avec des conseils moraux et physiques à l’adresse de ceux qui on déjà eu préjudice de cette abominable habitude ». La couleur est annoncée. On parle pour la première fois d’onanisme. Ce terme évoque l’histoire biblique d’Onan, dans le livre de la Genèse, qui, alors que son père lui avait demandé de prendre la femme de son autre fils décédé, avait préféré écouler son liquide séminal hors d’elle. Onan inventa le coït interrompu. Surtout, il commit une erreur qui lui fut fatale : ignorer le potentiel vital de son sperme. Substituer onanisme à masturbation accentue alors la culpabilité.
Médecine-clergé, un duo sans merci
Ce réquisitoire contre la masturbation est un véritable succès, maintes fois réédité. La publication est anonyme mais finalement attribuée à un sombre charlatan de Londres, John Marten, qui a des remèdes à revendre. N’empêche, il avait su convaincre.
Arrive le très respecté docteur Tissot, qui lui aussi a quelques griefs envers l’auto-érotisme. En 1758 Samuel Tissot publie Testamen de Morbis ex manustupratione, « Essai sur les maladies produites par la masturbation ». La réputation de Samuel Auguste André Tissot n’est plus à faire. C’est un médecin que l’on consulte depuis l’Europe entière. Premier médecin du roi de Pologne, d’Angleterre, conseiller des grands du monde en matière de santé, proche de Rousseau, de Voltaire, chacun le croit quand il montre du doigt la masturbation comme étant le mal absolu. Il est sur tous les fronts bien avant d’être dans le slip. « Dissertation sur les fièvres bilieuses », « De la santé des gens de lettres », « Essais sur les maladies des gens du monde ». « Il n’avait à l’évidence pas besoin du sexe pour faire sa renommée. […] Il n’est plus connu aujourd’hui que pour la masturbation », raconte Philippe Brenot.
Nous avions la peste en la personne de Tissot. Voici venir le choléra deux ans plus tard. Le pasteur Dutoit-Membrini commet alors « L’Onanisme ou Discours philosophique et moral sur la luxure artificielle et sur tous les crimes relatifs ». Un duo de choc qui séduit l’Europe des Lumières, les Intellectuels, les dévots, les chercheurs. Plus personne n’a envie de se palucher après ça ! Au sujet d’un pauvre homme qui avait abusé, il était « moins un être vivant qu’un cadavre gisant sur la paille, maigre, pâle, sale, répandant une odeur infecte, presque incapable d’aucun mouvement. Il perdait par le nez un sang pâle et aqueux, une bave lui sortait continuellement de la bouche. Attaqué de diarrhée, il rendait les excréments dans son lit sans s’en apercevoir… », décrit Tissot. Et le pasteur d’ajouter dans son un ouvrage : « Jeunesse déjà malheureusement coupable […] contemple encore ici la condamnation qui t’attends si tu ne prends les mesures les plus promptes pour te tirer de cet abîme. » C’était ça la masturbation au XVIIIe.
La femme, le fantasme et le clitoris
« La subversion la plus insidieuse est dans l’imaginaire », commente Brenot. Et Tissot est très clair là-dessus. « Un coït modéré est utile quand il est sollicité par la nature. Quand il est sollicité par l’imaginaire, il affaiblit toutes les facultés de l’âme. » La masturbation, c’est l’activité de l’imagination. Le fantasme est une pensée impie. Fantasmer c’est se rendre coupable aux yeux de l’église.
Alors, imaginez la femme, magicienne ou sorcière, qui serait capable rien que par la pensée de déclencher un orgasme. « L’usage de la machine à coudre est non seulement une cause de masturbation, il en est aussi un moyen », écrit le docteur Pouillet au début du XXe. Sans doute aurait-il procédé à la même observation s’il avait connu la machine à laver.
Le clitoris terrorise l’homme qui y voit le concurrent direct de sa sainte verge. « La grandeur du clitoris, qui égale et surpasse même parfois celle de la verge, a porté des femmes à en abuser avec d’autres. C’est pour cette raison que l’on a nommé le clitoris « le mépris des hommes », assure le docteur Louis de Lignac dans son traité de l’Homme et de la Femme en 1772. Et le bon docteur Tissot reconnaît que « le mal paraît avoir plus d’activités dans ce sexe que chez les hommes. »
Le clitoris est-il capable de détrôner le pénis aux yeux de la femme ? Est-il capable de renverser l’ordre des choses ? Le clitoris est-il l’outil d’émancipation de la femme, l’outil qui rendrait l’homme inutile ? Le clitoris peut-il déclencher une révolution ? C’est ce que les hommes pensaient. Il survit encore aujourd’hui quelques résidus de la phobie clitoridienne.
Des voix dissonantes commencent toutefois à s’élever dès la fin du XIXe siècle. Freud essaie de comprendre, mais se trompe : « A l’encontre de la réalité sexuelle qui montre que la majorité des hommes et des femmes pratiquent l’auto- ou hétéromasturbation, cette notion malheureusement trop répandue selon laquelle la masturbation serait la marque d’une immaturité infantile dérive de l’idée freudienne aujourd’hui fausse, selon laquelle la masturbation procéderait d’un ordre génital immature opposé à une sexualité génitale, mature et adulte, cultivant le coït vaginal à l’exclusion des pratiques ».
Il faudra attendre le travail considérable de deux sexologues américains Masters et Johnsons pour libérer la parole. Ce qui demeure sans doute aujourd’hui à l’encontre de la masturbation n’est plus la crainte de la maladie mais la culpabilité. Elle commence dès le plus jeune âge si l’enfant est réprimandé. « Pourtant, selon Philippe Brenot, l’autoérotisme est certainement un bon anxiolytique, il n’est en rien néfaste et pervers. »
La masturbation est structurante, initiatique. Elle est une pratique sexuelle à part entière et surtout pas un substitut. Et définitivement, la masturbation ne rend pas sourd.
> Nouvel Eloge de la masturbation, Philippe Brenot, L’Esprit du Temps, 2013