« Mank », hommage paternel révisionniste

« Mank », hommage paternel révisionniste

« Mank », hommage paternel révisionniste

« Mank », hommage paternel révisionniste

Au cinéma le 4 décembre 2020

En 1940, Orson Welles choisit Herman J. Mankiewicz, scénariste brillant et autodestructeur, pour écrire le scénario de ce qui deviendra Citizen Kane. Centré sur la genèse du film, Mank rend hommage au scénariste en dévoilant son parcours tortueux dans les rouages du Hollywood des années 30. Malheureusement, le biopic de David Fincher, scénarisé par son père, épouse une thèse révisionniste sur la paternité du scénario de Citizen Kane qui élude totalement la complexité de sa conception.

En 1939, Orson Welles (Tom Burke), 24 ans, débarque à Hollywood. Engagé par le studio RKO pour réaliser un film par an sur une période de cinq ans, le « boy wonder » travaille sur une adaptation ambitieuse du roman Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad.

En parallèle, Orson Welles engage Herman J. Mankiewicz (Gary Oldman), scénariste talentueux mais hanté par les démons de l’alcool, pour écrire un scénario original destiné à son prochain projet. Allité suite à un accident de voiture et étroitement surveillé par John Houseman (Sam Troughton), un proche collaborateur d’Orson Welles, Mankiewicz écrit un scénario inspiré de la vie de William Randolph Hearst (Charles Dance), un puissant magnat de la presse.

Officiellement trop coûteuse — et certainement trop avant-gardiste avec son concept de caméra subjective — l’adaptation de Conrad imaginée par Orson Welles est abandonnée par les studios. C’est finalement American, le scénario de Mankiewicz qui servira de base au premier film réalisé par Orson Welles : l’incontournable Citizen Kane.

Mank © 2020 - Netflix

Hollywood sur iPad

Signe des temps, le nouveau film de David Fincher ne sort pas en salles mais sur la plateforme Netflix qui a déjà accueilli ses séries House of Cards et Mindhunter. Pour une fois, ce n’est pas le coronavirus qui est à blâmer car cette genèse de Citizen Kane centrée sur Mankiewicz était dès le départ destinée au streaming.

La présence du nouveau David Fincher sur Netflix dévoilent l’incapacité de l’industrie cinématographique à financer certains projets considérés comme trop ambitieux ou décalés par rapport aux envies supposées du public. Même Martin Scorsese, fervent défenseur du cinéma en salles, a dû se résoudre à se tourner vers la célèbre plateforme pour donner vie à The Irishman (2019).

Alors que la fermeture imposée aux salles de cinéma accélère la mort annoncée – mais toujours évitée jusqu’à présent – du cinéma sur grand écran, Netflix semble prendre le relais d’une industrie cinématographique qui peine à prendre des risques. En attendant un éventuel sursaut d’orgueil, ce biopic de plus de deux heures en noir et blanc a trouvé refuge en ligne.

Mank © 2020 - Netflix

Histoire de paternités

Le nouveau film de David Fincher est un projet très – peut-être trop – personnel car son scénario a été écrit par le père du cinéaste. Ancien journaliste, Jack Fincher avait produit une première version du scénario dans les années 1990 mais le projet n’a jamais abouti.

En réalisant le scénario abandonné de son père, David Fincher s’inscrit dans une démarche d’hommages multiples. Son film rend un hommage appuyé à Herman J. Mankiewicz, insuffisamment reconnu pour sa contribution à Citizen Kane selon la thèse très discutable du film. Le fils cinéaste réalise également le projet de son père, scénariste infortuné disparu en 2003.

Mank est également un hommage à Citizen Kane dont l’ombre imposante plane tout au long du film. David Fincher cite à maintes occasions les plans révolutionnaires qui ont marqué l’histoire du cinéma. Autre clin d’œil à la modernité du premier film d’Orson Welles, la construction du récit de Mank adopte sur la même temporalité que Citizen Kane, explosée en de multiples flashbacks.

Mank © 2020 - Netflix

Retour à Xanadu

La genèse tumultueuse de Citizen Kane n’est pas un sujet inédit. La conception du film a déjà été évoquée dans le documentaire The Battle Over Citizen Kane (1996) et dans le film RKO 281 (1999). Tous deux reviennent sur la pression exercée par William Randolph Hearst pour que le film ne sorte jamais. Le magnat de la presse est allé jusqu’à tenter d’organiser le rachat du film à la RKO pour en brûler la pellicule. Après sa sortie, Hearst organisa dans ses journaux un boycott assez efficace pour s’assurer de l’échec du film.

Contrairement aux autres œuvres centrées sur Orson Welles, Mank choisit d’évoquer la création du film mythique à travers le regard de Herman J. Mankiewicz. Un parti pris intéressant car le scénariste était en lien direct avec ceux qui se sont reconnus dans les personnages de Citizen Kane.

Mank © 2020 - Netflix

Citizen Mank

Cloué au lit à la suite d’un accident de voiture, Herman J. Mankiewicz est surveillé de près par John Houseman qui veille à ce qu’il ne s’enivre pas afin de terminer au plus vite l’écriture du scénario. Une situation d’immobilisme contournée par les nombreux flashbacks permettant notamment de découvrir comment le scénariste a fait la connaissance de William Randolph Hearst par l’entremise de Marion Davies (Amanda Seyfried), sa maîtresse.

Le détail de ces relations permet de mieux comprendre la fureur de William Randolph Hearst et le sentiment de trahison éprouvé par Marion Davies, victime collatérale de la charge contre l’homme d’affaires. Le choix délibéré de Mankiewicz pose également l’éternelle question de la fictionnalisation de personnages existants et de la frontière ténue entre liberté artistique et voyeurisme, voire calomnie.

Mank © 2020 - Netflix

Scénariste isolé

Le parcours de Herman J. Mankiewicz dévoilé par petites touches permet de capter le décalage du scénariste avec l’industrie cinématographique des années 30. Marginalisé par sa dépendance à l’alcool et son tempérament autodestructeur, Mankiewicz est également mis à l’écart pour ses opinions politiques qu’il assume publiquement.

Avec ses convictions progressistes, le scénariste dénote dans l’univers conservateur des grands studios. On sent déjà à cette période flotter les prémices de suspicion qui donneront naissance au Maccarthysme et la purge au sein de la grande machine hollywoodienne.

Manque de reconnaissance

Dans le contrat qu’il a signé avec Mercury Productions, Mankiewicz a accepté de ne pas être crédité au générique du film réalisé par Orson Welles. Mais, une fois le scénario terminé, Mankiewicz est bien conscient qu’il vient de réaliser son chef-d’œuvre. Pas question alors d’en être dépossédé.

Mank © 2020 - Netflix

Le scénariste exige donc de revenir sur les termes du contrat et d’être crédité au générique. Une demande qui crée de la tension avec le réalisateur novice mais qui sera finalement accordée. Nommé dans neuf catégories, Citizen Kane n’obtiendra qu’une seule récompense lors de la cérémonie des Oscars de 1942 : la statuette du meilleur scénario original décernée à Mankiewicz et Welles. Une célébration à minima qui augure du statut d’exilé d’Hollywood qui sera imposé à Orson Welles.

Kael erreur

Si le nouveau film de David Fincher capte assez justement le caractère impulsif et désespéré de Herman J. Mankiewicz se débattant dans les coulisses du Hollywood des années 30, son parti pris sur la paternité du scénario qui donnera naissance à Citizen Kane est totalement incompréhensible. Le père du cinéaste épouse en effet dans son scénario la thèse controversée de Pauline Kael, célèbre critique de cinéma américaine, sur l’écriture du premier film d’Orson Welles.

Mank © 2020 - Netflix

Dans son essai Raising Kane publié en 1971, Pauline Kael affirme que Herman J. Mankiewicz doit être considéré comme l’unique auteur de Citizen Kane. Cette idée est reprise dans le scénario de Mank. Une vision sur laquelle David Fincher n’a pas souhaité revenir, probablement pour ne pas trahir l’œuvre de son père.

Pourtant, dès la publication de Raising Kane, des universitaires comme Joseph McBride ou le réalisateur Peter Bogdanovich se sont vivement opposés à cette version révisionniste de l’histoire. En 1978, Robert L. Carringer dynamite à son tour l’essai de Pauline Kael.

Dans son livre The Making of Citizen Kane publié en 1985, l’auteur expose les preuves. L’étude des différentes versions des scénarios soigneusement conservés démontre en effet que le matériau d’origine produit par Mankiewicz a été profondément remanié par Orson Welles avant d’aboutir au film définitif.

Mank © 2020 - Netflix

Le retour du mythe de l’imposteur

Malheureusement, David Fincher semble incapable de rendre hommage à Mankiewicz sans devoir abaisser Orson Welles au passage. Le réalisateur résume la relation entre Mankiewicz et Welles à travers deux piques qui caricaturent leur lien et ne donnent qu’un aperçu très partiel du travail d’écriture qui a abouti à Citizen Kane.

En voulant rendre hommage à Mankiewicz, David Fincher opte pour une opposition franche entre les deux hommes qui met Orson Welles dans le rôle d’un imposteur. Le cinéaste ravive ainsi de façon assez inexplicable la thèse du « boy wonder » qui aurait réalisé Citizen Kane sur un coup de chance puis plus rien de valable le reste de sa vie.

Ce mythe de l’imposteur a été particulièrement tenace aux États-Unis où les films réalisés par Orson Welles en Europe et ailleurs ont été quasiment invisibles pendant des décennies sur le territoire américain. Welles aurait lui aussi sûrement accepté une proposition de Netflix pour financer ses films. D’ailleurs, c’est le cas de façon posthume.

Mank © 2020 - Netflix

Netflix schizophrène

Ironiquement, Mank est diffusé sur la plateforme qui propose également The Other Side of The Wind, le dernier film tourné par Orson Welles qu’il n’a pas pu terminer de son vivant. Après un financement participatif – lire notre article – qui n’a pas réuni les fonds nécessaires, The Other Side of The Wind a finalement été terminé grâce au soutien de Netflix. Ce film – parmi d’autres – permet de constater à quel point le mythe de l’imposteur qui a collé à la peau d’Orson Welles est injuste.

La carrière chaotique d’Orson Welles est jalonnée de projets qui, même inachevés, valent largement certains films terminés par d’autres cinéastes. Au-delà des scénarios remaniés de Citizen Kane, l’héritage laissé par Orson Welles qui continue à surgir au fil des années pulvérise ce révisionnisme décevant. David Fincher manque là une belle occasion de rendre justice aux personnages de ce fascinant épisode de l’histoire du cinéma.

> Mank, réalisé par David Fincher, États-Unis, 2020 (2h11)

Mank

Date de sortie
4 décembre 2020
Durée
2h11
Réalisé par
David Fincher
Avec
Gary Oldman, Amanda Seyfried, Charles Dance, Sam Troughton, Tom Burke, Arliss Howard
Pays
États-Unis