« Les herbes sèches », et fonde la neige

« Les herbes sèches », et fonde la neige

« Les herbes sèches », et fonde la neige

« Les herbes sèches », et fonde la neige

Au cinéma le 12 juillet 2023

Enseignant dans un village reculé, Samet attend avec impatience sa mutation à Istanbul. Alors qu'il perd espoir, il rencontre Nuray, jeune professeure comme lui. Sous une lourde couche de neige qui semble peser sur le temps qui passe, Les herbes sèches sonde l'ennui désabusé de son personnage pour en extraire une inattendue leçon de vie. Une nouvelle œuvre de Nuri Bilge Ceylan bavarde et exigeante mais dont la brillante conclusion mérite le détour.

Depuis plusieurs années, Samet (Deniz Celiloğlu) effectue son service obligatoire en tant que professeur dans un petit village reculé d’Anatolie. Il espère être muté à Istanbul mais rien ne vient et l’attente le rend amer.

Alors qu’il perd espoir d’échapper à ce quotidien morose, il rencontre Nuray (Merve Dizdar), une collègue. Aussi optimiste et généreuse qu’il est sombre et individualiste, la jeune femme infirme l’aide à trouver une nouvelle perspective sur sa situation.

Les herbes sèches - photo © NBC Film - Memento Production - Komplizen Film

Journal intime

Pour son nouveau film, Nuri Bilge Ceylan a trouvé l’inspiration auprès d’Akin Aksu. Un écrivain qui a déjà collaboré comme co-scénariste sur son film Le poirier sauvage (2018). Également professeur, Akin Aksu a tenu un journal alors qu’il était muté. Ce journal entre les mains, les franches confidences de l’écrivain ont inspiré le cinéaste.

Nuri Bilge Ceylan, sa femme Ebru et Akin Aksu se sont alors lancés dans des séances de travail du scénario. Chacun écrivant de son côté avant de mettre en commun leurs idées puis le processus recommençait. Au bout d’un an et de nombreuses réécritures, le script était deux fois plus long que pour Winter Sleep (2014) – lire notre critique – son film précédent.

Inspiré par un journal intime, le cinéaste s’est attaché à conserver son aspect direct et sincère sans cacher les limites des personnages. Le récit est construit comme une exploration de l’intime qui ne cherche pas à expliquer et encore moins à excuser les failles de ses personnages. Un parti pris, parfois déstabilisant, qui garde une part de mystère sur ce qu’ils ressentent réellement. Une manière d’imiter la vie selon la conception naturaliste du cinéaste.

Les herbes sèches - photo © NBC Film - Memento Production - Komplizen Film

Isolation immobile

Comme pour Winter Sleep, Nuri Bilge Ceylan plonge le jeune professeur totalement désabusé dans un environnement propice à l’introspection. En colocation avec son collègue Kenan (Musab Ekici), Samet se sent à l’étroit dans ce petit village de l’Est de la Turquie, situé près d’Erzurum. Il en est persuadé, l’herbe serait plus verte ailleurs.

Ce sentiment d’être loin de tout, dans un environnement enneigé six mois par an, renforce l’accablement qui pèse sur ses épaules. Localiser l’action dans ce petit village permet également de provoquer la rencontre entre Samet et Nuray qui enseigne dans un établissement secondaire situé dans le même hameau.

La proximité géographique permet la prise de contact de ces deux êtres qui ne se seraient probablement pas rencontrés dans d’autres circonstances. De cette confrontation, Nuri Bilge Ceylan puise une réflexion sur deux façons de concevoir la vie.

Les herbes sèches - photo © NBC Film - Memento Production - Komplizen Film

Satire des opposés

Très engagée politiquement, Nuray découvre un collègue devenu amer à force d’attendre sa mutation à Istanbul. Son ressentiment devient encore plus sensible lorsqu’il est accusé, comme son collègue Kenan, de gestes inappropriés envers certaines élèves. Une menace que le cinéaste laisse planer sur le film en se refusant de nier ou valider le bien fondé de l’accusation.

Cette tension entre un engagement altruiste et un renferment individualiste se retrouve au cœur du film. Selon Nuri Bilge Ceylan, il s’agit de positions qu’il rencontre fréquemment dans la société turque. Malgré les différences, Samet et Nuray finissent par s’entendre, et plus car affinités. Un rapprochement au grand désespoir de Kenan qui n’est pas insensible au charme de la jeune enseignante.

Mais la résolution charnelle de cet antagonisme de caractères n’enferme pas pour autant Les herbes sèches dans le carcan attendu d’une romance sur l’attirance irrésistible des opposés sur fond de rivalité masculine. Si la thématique de la trahison accompagne le film, le sujet principal reste Samet et son ressenti face à cet hiver météorologique et moral qui n’en finit pas.

Les herbes sèches - photo © NBC Film - Memento Production - Komplizen Film

Langueur hivernale

À l’instar de Winter Sleep, Les herbes sèches prend son temps et dépasse les trois heures. Un engagement cinéphile qui peut rebuter certain.e.s mais à mettre en perspective avec le binge watching d’épisodes au cours d’une seule soirée. En termes de temporalité, tout est relatif et Nuri Bilge Ceylan vaut bien l’attention apportée à certaines séries.

Si cette longueur devenue habituelle pour le cinéaste turque peut effrayer, le film n’est pas pour autant contemplatif. Sans étirer les scènes artificiellement au-delà du raisonnable, le cinéaste réussit à donner corps à la langueur ressentie par Samet. Comme à son habitude, Nuri Bilge Ceylan insuffle délicatement à son œuvre cette impression de temps suspendu, source d’indolence mélancolique pour Samet.

Dans cet univers enneigé, le titre du film Les herbes sèches semble anachronique. On est en droit de se demander où le cinéaste entraîne Samet, et les spectateurs dans son sillage. Dans cet enfer blanc, le titre résonne comme une promesse dont la concrétisation semble improbable, à l’image de la mutation du professeur. Une question d’autant plus légitime que le film emprunte des chemins de traverses étonnants.

Les herbes sèches - photo © NBC Film - Memento Production - Komplizen Film

Dépasser les clichés

À de multiples reprises, comme pour reprendre son souffle ou changer de point de vue, Les herbes sèches est entrecoupé par des sessions d’images fixes, des portraits dont les visages fixent l’objectif. Ces photos ont été prises par Nuri Bilge Ceylan et son épouse. Certaines mettent en scène des personnages du film, d’autres non. Un procédé qui invite le spectateur à se détacher du récit en cours, imposant la forme au fond.

Encore plus radical, Nuri Bilge Ceylan brise le quatrième mur qui sanctuarise habituellement la fiction. Lors d’une scène intime entre Samet et Nuray, l’artifice du tournage est brutalement révélé. Un parti pris étonnant que le réalisateur a utilisé trois fois au cours du tournage, contre l’avis de ses co-scénaristes. Finalement, une seule de cette coupure déstabilisante se retrouve dans le film.

Le sens de cette atteinte à la fiction est laissé à l’appréciation de chacun.e. Surprenant, l’effet est autant une provocation qu’une invitation à dépasser ce bouleversement soudain. Le cinéaste cherche ainsi à stimuler la capacité d’abstraction de la personne qui regarde cette œuvre qui assume son statut en se détournant de l’artifice pseudo réaliste. De façon étonnante, l’immersion dans le film est quasi immédiate malgré cette coupure. Une preuve de la puissance narrative de Nuri Bilge Ceylan même si le but de ce périple statique reste longtemps incertain.

Les herbes sèches - photo © NBC Film - Memento Production - Komplizen Film

Dégel des sentiments

En jouant sur les points de vue des différents personnages qui gardent une part de mystère sur leur sentiments réels, Les herbes sèches laisse perplexe sur le but de cette errance hivernale d’un prof désabusé. Pourtant, alors que la neige fond enfin et que se révèlent les fameuses herbes sèches promises par le titre, Nuri Bilge Ceylan invoque le souvenir de Sevim (Ece Bagci) découverte au début du film. Cette élève de Samet qui illumine son triste quotidien est également au cœur des rumeurs qui le visent. Une ambiguïté qui sied à merveille au regard magnétique de la jeune actrice, d’un naturel saisissant dans le rôle.

En refermant la boucle, Nuri Bilge Ceylan sublime l’attente de son personnage et du spectateur avec une magnifique conclusion. Une part d’intimité se dévoile enfin sous les rayons du soleil brûlant des herbes qui ne seront jamais vertes. Sans renier la langueur du film, le cinéaste y ajoute une soudaine luminosité chaleureuse qui vient sublimer sa tendre mélancolie.

> Les herbes sèches (Kuru Otlar Üstüne), réalisé par Nuri Bilge Ceylan, Turquie – France – Allemagne – Suède, 2023 (3h17)

Les herbes sèches (Kuru Otlar Üstüne)

Date de sortie
12 juillet 2023
Durée
3h17
Réalisé par
Nuri Bilge Ceylan
Avec
Deniz Celiloğlu, Merve Dizdar, Musab Ekici
Pays
Turquie - France - Allemagne - Suède