Dans un laboratoire parisien, une main déterminée s’échappe du placard qui la retenait captive. Le membre sectionné s’est fixé un but : retrouver son corps. Et pour cela, l’intrépide organe brave tous les dangers de la vie citadine — circulation, pigeons curieux et rats affamés — pour rejoindre Naoufel, le jeune homme dont il a été séparé.
Tout au long de son périple, les souvenirs refont surface : l’enfance de Naoufel, son arrivée en France, sa rencontre avec la charmante libraire Gabrielle, le terrible accident… Autant de pièces d’un puzzle mémoriel qui dressent un portrait sensible du jeune homme alors que la main approche de son but final.
Maintes fois repoussé
En 2011, le producteur Marc du Pontavice découvre le roman Happy Hand publié en 2006 aux éditions du Seuil. Il est conquis par cette histoire fantastique imaginée par Guillaume Laurant, scénariste de nombreux films de Jean-Pierre Jeunet dont Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001). Producteur reconnu de séries d’animation pour enfants — Les zinzins de l’espace et Oggy et les cafards — notamment, Marc du Pontavice décide d’acquérir les droits du roman.
Avec cette adaptation, il se lance pour la première fois dans l’animation destinée à un public adulte. Malgré le succès de Gainsbourg (Vie héroïque) (2010) de Joann Sfar qu’il vient de produire, Marc du Pontavice peine à convaincre les investisseurs.
L’aspect macabre de cette histoire de main coupée se promenant seule à la recherche de son corps est difficile à vendre d’autant plus que le mélange des genres — entre thriller, comédie et romance — brouille les pistes de cette étrange histoire.
C’est finalement le studio Xilam qui se lance courageusement dans l’aventure en prenant un risque considérable. Le studio décide en effet de supporter plus de 50% du budget en fonds propres alors que la tendance est plutôt à la multiplication des partenaires. Il ne reste plus qu’à trouver le réalisateur adéquat pour mener d’une main de maître ce projet ambitieux.
Coupé et décalé
Remarqué en 2008 pour son étonnant court-métrage Skhizen, le réalisateur Jérémy Clapin est choisi par Marc du Pontavice pour mettre en œuvre cette adaptation risquée. Multi-récompensé, Skhizen met en scène Henry, un homme frappé par une météorite qui se retrouve décalé à 91 cm de son enveloppe corporelle, désormais invisible. Il suffit de (re)voir ce court-métrage pour que le choix de Marc du Pontavice s’impose comme une évidence.
Le rapport au corps, la sensibilité du projet et l’esprit décalé évidemment, il y a un lien naturel entre les deux films. Dans un premier temps, le scénario de J’ai perdu mon corps a été travaillé à quatre mains. Guillaume Laurant et Jérémy Clapin ont établi une première version avant que le réalisateur restructure l’ensemble en toute autonomie. Cette liberté par rapport au texte d’origine a permis d’adapter l’histoire aux spécificités de l’animation.
L’option de la main racontant les souvenirs en voix off — présente dans les premières versions du scénario — a été finalement écartée. A contrario, des éléments ont été ajoutés à l’histoire pour développer notamment la relation entre Naoufel et Gabrielle.
Une trahison nécessaire du roman original qui font de ce bijou d’animation une œuvre à part entière qui a su intelligemment prendre ses distances avec le roman.
« Je » de main
Le défi, relevé haut la main par Jérémy Clapin et son équipe, était de donner vie à ce membre sectionné que le spectateur accompagne tout au long de son périple. A priori peu ragoutante, cette main solitaire semble posséder une personnalité propre et s’avère très attachante. Les animateurs lui ont insufflé une âme qui se révèle plus combative que Naoufel que l’on découvre abattu par les épreuves de la vie.
Cousin éloigné de « la chose », la main baladeuse de la Famille Addams, ce membre se déplaçant agilement sur ses cinq doigts réussit à être touchant grâce à une animation particulièrement soignée. En adoptant des récits parallèles — la cavalcade de la main dans les rues de Paris entrecoupée par les souvenirs de Naoufel en flashbacks —, J’ai perdu mon corps tisse un labyrinthe fascinant partagé entre les actions du présent et les souvenirs spectraux du passé.
Cette double narration habile crée un suspens de plus en plus intense alors que le dénouement se profile à l’horizon. Le destin de Naoufel après l’accident l’ayant privé de sa main reste en effet pendant longtemps un mystère. La situation actuelle du jeune homme est d’autant plus incertaine que sa main incarne d’une façon troublante la volonté du jeune homme. Avec son idée fixe de retrouver son corps — et d’une certaine façon son identité — malgré les embûches, le membre semble en mission pour compléter le jeune homme, au-delà de l’intégrité physique.
Au fil de sa course éperdue à travers les rues parisiennes, cette main très déterminée devient une métaphore poétique invitant à une réconciliation avec soi-même. En suivant le périple de ce membre esseulé, le film explore ainsi avec une sensibilité admirable tout un univers mental de souvenirs : ceux qui construisent une vie y côtoient les traumatismes qui la meurtrissent.
Le son de vie
Tout au long de sa quête, l’organe courageux se heurte à des obstacles et touche des matières diverses qui déclenchent des souvenirs. Cette découverte tactile du monde fait écho à l’exploration sonore qui a passionné Naoufel dans son enfance. Les flashbacks dévoilent le jeune garçon, casque vissé sur les oreilles, enregistrant en permanence tout ce qui l’entoure. Devenu adulte, Naoufel réécoute ces instantanés sonores.
Des moments hors du temps, capturés pour toujours que Naoufel peut revivre à l’infini sur son magnétophone. Dans cet univers en boucle sur lui-même les souvenirs survivent à travers les voix de ceux qui ne sont plus là. Ces cassettes capturant des instants de vie font écho à cette quête d’identité qui traverse le film. Mais en manipulant cette mémoire, Naoufel prend également le risque d’être hanté par ces spectres sonores. La main baladeuse cherche peut-être après tout à le retrouver pour le ramener manu militari au temps présent et surtout à un futur à imaginer.
Cette importance du son pour Naoufel se retrouve également dans le soin apporté aux bruitages et à l’accompagnement musical du projet. Très réussi visuellement, J’ai perdu mon corps bénéficie d’une bande sonore particulièrement inspirée composée par Dan Levy, fondateur du groupe The Dø.
Le compositeur qui, à l’instar de Naoufel, ne se séparait jamais de son enregistreur quand il était jeune a su insuffler au film une cohérence sonore qui fait le lien entre le périlleux voyage de la main et les souvenirs qu’il inspire.
Porté par un scénario d’une originalité remarquable, J’ai perdu mon corps explore avec justesse et pudeur la question de la résilience face aux coups durs de la vie. Pouce en l’air pour ce bijou d’animation unique, délicieusement onirique et touchant.
>> J’ai perdu mon corps réalisé par Jérémy Clapin, France, 2019 (1h21)