Ces images en nuances de gris se ressemblent tellement qu’elles semblent interchangeables. Le tableau est toujours le même : des silhouettes fantomatiques se meuvent devant la caméra scrutatrice d’un hélicoptère survolant la scène, à distance.
Sur le théâtre des opérations se joue une drôle de pièce où le chat très haut perché observe les souris évoluant au sol, inconscientes de la menace. À travers la caméra infrarouge, l’œil insatiable des pilotes balaie la scène, à l’affût du moindre détail. Au centre de l’image, une cible. Celui qui filme est également celui qui tue.
En libre service
Pour son nouveau film, Éléonore Weber n’a pas eu à chercher loin ces exécutions tournées depuis des hélicoptères. YouTube, Dailymotion ou encore military.com, un site spécialisé créé par des vétérans de l’armée américaine : elles sont toutes disponibles sur Internet.
Chacune de ces missions est obligatoirement enregistrée sur une clé USB. Le support facilite le partage et la propagation sur le web de ces images classées secret défense qui ne devraient normalement pas atteindre le grand public. Elles sont pourtant accessibles pour qui souhaite les regarder.
Pour expliquer leur divulgation interdite, certains arguent la fierté de la mission accomplie. L’exploit réalisé au nom de la démocratie est ainsi mis à disposition des civils comme un rappel du prix de la liberté. Il faut bien que certains se salissent les mains semblent nous dire ces images.
Sur Internet, ces missions filmées sont souvent accompagnées de commentaires guerriers, ultra-violents, racistes et islamophobes. Des réactions que la cinéaste a décidé de ne pas inclure dans le film pour se concentrer sur l’image elle-même afin d’explorer sa nature et sa symbolique.
Autopsie d’une image
Il n’y aura plus de nuit porte en effet un regard clinique sur ces enregistrements. La question géopolitique est volontairement mise à distance pour réduire les images à leur signification intrinsèque.
Quelle signification donner à cette technologie du regard déployée par nos démocraties pour faire la guerre ? Pour mieux comprendre ces vidéos, la cinéaste retranscrit des échanges avec « Pierre V. », pilote de l’armée française, qui se confie sur son expérience, sous un nom d’emprunt.
Tutoriel technique
La voix qui accompagne les images est celle de l’actrice Nathalie Richard. Douce et posée, elle ajoute à l’effet hypnotique de ces silhouettes aux contours mal définis. Le film débute avec une initiation à la technique nécessaire pour produire ces images tournées depuis un hélicoptère. Précises et scientifiques, les explications sont aussi froides que ces images en nuances de gris.
Cette introduction permet de comprendre les conditions dans lesquelles les missions se déroulent. Comment l’œil de la caméra traque sa proie dans la limite des possibilités techniques.
Mais rapidement, le discours technique laisse la place à une immersion totale dans ces images étranges, quasiment irréelles. Sans crier gare, la fascination pour ces exécutions à distance prend le pas. Elle est troublante.
La mort dans le viseur
Les « images opératoires » selon le terme du cinéaste Harun Farocki sont au service d’une opération purement technique, militaire ou policière. Et pourtant, nous pouvons les voir, troublés par leur violence aseptisée. Vue d’en haut, la mort paraît moins réelle. Moins définitive.
Pourtant, cet œil-machine qui scrute le sol possède une mission implacable. Ce regard qui devient le nôtre par procuration a pour but de viser et tirer. Il a ce pouvoir. Malgré leur contenu, ces images mortifères, présentes en libre service sur Internet, ne semblent émouvoir personne.
En avril 2010, Wikileaks dévoile parmi des centaines de milliers de documents la vidéo d’une bavure. Un hélicoptère américain abat une dizaine de civils dont deux journalistes de l’agence Reuters. Mais, à part ces erreurs manifestes, les tirs ne semblent pas compter. L’émoi est dicté par la cible : trophée de guerre ou victime innocente. Le procédé n’est jamais remis en cause.
Éléonore Weber mène l’autopsie de ces images en assumant l’absence de son qui minimise l’existence de la cible. Dans les airs, personne ne vous entendra crier. Ce silence pesant renforce la violence de ces images qui n’ont pas de couleur, et surtout pas celle du sang. Seules traces édulcorées du massacre : l’éclat éblouissant du tir et le nuage de poussière qui en résulte.
Voyeurs
Il n’y aura plus de nuit met notre voyeurisme au même niveau que celui du pilote. À travers son regard, nous partageons sa pulsion scopique, cette obsession de tout voir qui est ici mise en question. Le plus dérangeant est certainement d’être capable de pouvoir regarder ces images muettes avec détachement.
Ces images on peut d’ailleurs les trouver belles à certains égards avec ces silhouettes spectrales déambulant dans une réalité pixelisée, aseptisée. Autant de fantômes qui semblent déjà morts, donc plus facile à éliminer. La réalité sanglante est tenue à distance, par écran interposé.
Réalité pixelisée
L’aspect le plus troublant face à ces images est la notion de quasi irréalité que leur confère le commentaire rapporté du pilote. Par moment, les pilotes semblent incertains face à ce qu’ils voient. Malgré la technologie, ces silhouettes ne sont jamais totalement nettes, leurs intentions non plus.
La distance rend les actes irréels, l’action pourrait tout aussi bien être tirée d’un jeu vidéo. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’armée recrute notamment parmi les adeptes de la discipline. Et cet aveu saisissant du pilote qui explique se pincer parfois pour être sûr de ne pas rêver les images sur son moniteur.
Avec leurs zones d’opacité et leurs brillances éblouissantes, ces images infrarouges ne suffisent pas. Les pilotes n’en voient jamais assez. Une arme peut ressembler à un râteau, et vice versa. Inlassablement, le réel semble se dérober à la caméra. Cette réalité de pixels est pourtant celle utilisée pour décider s’il faut tirer ou non.
La nuit travestie
Ce sentiment d’un monde parallèle atteint son paroxysme avec les images d’une caméra transformant la nuit en plein jour. Le résultat est un faux jour absolument sidérant. Seules les étoiles qui brillent dans ce ciel artificiellement bleu nous rappellent qu’il s’agit d’une illusion, hallucinante.
La citation « il n’y aura plus de nuit » qui donne son titre au documentaire provient d’une prophétie chrétienne présente au début d’un verset de l’apocalypse. Il invoque la puissance divine, celle que l’homme tente de s’octroyer en travestissant la nuit en jour.
Pourtant, ces points scintillant dans le ciel faussement bleu sont la preuve selon la cinéaste qu’il s’agit d’un fantasme vain. Aussi impressionnantes que soient ces images, la nuit ne deviendra jamais jour.
De quoi mettre à terre cette sensation de toute puissance que les images tournées depuis les hélicoptères mortifères tentent d’imposer.
No pain, no gain
Obsédantes, les images qui composent Il n’y aura plus de nuit sont marquées du sceau du contrôle absolu et du fantasme de tout voir, même la nuit. À distance et sans prendre de risque. Une tentation qui n’est pas sans revers.
Dans la suprématie totale des hélicoptères réside la négation de l’autre, tenu à distance. Le procédé des tirs depuis un hélicoptère n’est d’ailleurs pas totalement assumé par les militaires bercés par la culture du face-à-face. Cet objectif de zéro mort — dans le camp des tireurs, évidemment — signifie une guerre sans héros. Pire, une guerre de lâches.
Le documentaire interroge cette volonté perverse de voir sans être vu, sans avoir de compte à rendre au moment de décider d’appuyer sur la gâchette. La solitude du pilote l’expose à ce que ces fantômes reviennent le hanter après la mission.
Sécurité, globale
Au-delà du statut trouble — et troublant — de ces images, impossible de ne pas penser à leur traduction éventuelle dans nos vies. Après tout, l’armée est un laboratoire d’expériences qui sont souvent ensuite déployées dans le civil. Alors que la surveillance généralisée est d’ores et déjà une réalité, ce tabou transgressé de la mort à distance interroge.
Quel impact si cette pratique était un jour appliquée à nos corps entièrement livrés à la surveillance et aux caméras des drones ? Une question d’autant plus pressante que l’article 24, devenu article 52, de la loi Sécurité globale a été récemment censuré par le Conseil constitutionnel. Le débat entre cette sécurité dite globale et les libertés individuelles devient tout de suite plus sensible lorsqu’il nous concerne directement.
Documentaire passionnant, Il n’y aura plus de nuit, est une immersion dérangeante dans une réalité pixelisée insaisissable qui rend la mort par exécution sommaire acceptable. En analysant froidement ces images, Éléonore Weber nous invite à reconnaître leur pouvoir de fascination et les dérives qu’elle permet au nom de la liberté.
> Il n’y aura plus de nuit, réalisé par Éléonore Weber, France, 2020 (1h16)