Cette étonnante exposition est le fruit d’une rencontre entre la photographie et les sciences sociales. D’un côté se trouve le Medips, une équipe interdisciplinaire qui depuis une douzaine d’années s’intéresse à la prise en charge des personnes handicapées et dépendantes, dirigée par Agnès Gramain, spécialiste en science économique et Florence Weber, chercheur en sociologie et anthropologie sociale. De l’autre, un jeune photographe, Jean-Robert Dantou, ancien élève en science sociale de Florence Weber. Déçu par le manque d’échanges dans les milieux de l’art et de la presse, il est retourné voir sa prof, désireux de mettre son savoir-faire photographique au service de la recherche. Lui-même est le petit-fils d’une femme dépendante, Clémence Dantou, atteinte de neuropathie sensitive et présente dans la vingtaine d’images exposées. « Elle est devenue dépendante du jour au lendemain. J’ai connu ce parcours du combattant que j’ai retrouvé dans les écrits de Florence. On est perdu, on ne sait pas comment ça marche, on navigue de structure en structure. »
Ensemble, ils ont pensé ces photographies, des images étonnantes, construites selon des choix radicaux. Professionnels et familles sont montrés ensemble autour de la personne dépendante et dans son univers quotidien, le domicile, la maison de retraite, la structure d’accueil… Des tableaux, composés de différents personnages qui tiennent tous un rôle précis autour de la personne dépendante. « J’ai rencontré les personnes handicapées et dépendantes et ensemble, nous avons établi la liste des personnes qui font partie de leur quotidien, famille, professionnels, aides à domicile… » Le choix d’une mise en scène rigoureuse théâtralise ces photographiques à l’esthétique très léchée. « C’est une composition dans laquelle chacun rejoue ce qu’il joue d’habitude dans ses relations avec la personne qu’il aide. » La personne dépendante n’est pas mise en avant, tous sont sur le même pied d’égalité. Sous les photos, une petite plaque où est inscrit le nom de chacun est apposée. La personne dépendante, son âge, sa maladie, puis les noms des autres acteurs présents et leur lien avec la personne dépendante. La date de la photo et le lieu où elle a été prise.
Le plus frappant est la disparité des situations. Certains sont photographiés avec de nombreux membres de la famille, d’autres n’ont aucun proche autour d’eux.
Nous avons voulu aller plus loin et avons interviewé Florence Weber, chef de l’équipe Medips. Pour Citazine, elle évoque ces douze années de recherche sur la prise en charge des personnes dépendantes.
Questions à Florence Weber
Concrètement quel est le projet de recherche de l’équipe Medips ?
Nous voulions répondre à la question : « comment s’organisent les familles confrontées à la dépendance d’un des leurs ? ». Avec l’objectif de pouvoir conseiller les pouvoirs publics sur les aides à apporter pour améliorer la vie des personnes dépendantes et de leur entourage. À partir de là nous nous sommes demandés qui étaient les proches mobilisés, quel était pour eux le rôle des sentiments d’obligation morale et des incitations financières. Nous avons découvert que, contrairement à l’inquiétude de certains, l’aide professionnelle ne se substituait pas à l’aide familiale, du moins à domicile, mais la complétait et pouvait permettre aux familles et aux personnes de "tenir" à domicile. D’abord spécialistes de la parenté et de la production domestique de santé, nous avons dû nous intéresser au dédale des politiques publiques existantes, notamment pour comprendre la situation des professionnelles de l’aide à domicile, particulièrement difficile économiquement et humainement. Enfin, il nous semble aujourd’hui crucial de comprendre la place qui est laissée aux décisions des personnes dépendantes elles-mêmes, souvent disqualifiées socialement au nom de leur handicap ou de leur âge, surtout lorsque leurs souhaits sont considérés comme déraisonnables par leur entourage ou par les médecins. Nous travaillons depuis douze ans avec une équipe pluridisciplinaire de jeunes chercheurs, Agnès Gramain en science économique, moi-même en sociologie et en anthropologie sociale. Nous avons formé une dizaine de docteurs dans ces disciplines et nous continuons.
Que vouliez-vous montrer à travers cette exposition ?
Que la prise en charge des personnes handicapées et dépendantes est multiforme : à domicile et en institution, avec des membres de la famille seulement ou avec des professionnels seulement, mais la plupart du temps avec les deux. Nous voulions montrer la diversité des formes familiales et celle des métiers concernés, mais aussi le contraste entre des personnes très entourées ou très peu. Nous voulions montrer la force des collectifs investis au quotidien autour de chaque personne rencontrée, mais aussi la division des tâches et surtout les inégalités selon les modes de prise en charge. Nous voulions montrer une communauté d’expérience – être aidé, aider – mais aussi la diversité sociale, qui saute aux yeux grâce à la mise en série.
Une image misérabiliste du handicap
Le texte qui accompagne l’exposition explique que celle-ci vise à transformer l’image du handicap et de la dépendance, de quoi souffre actuellement cette image ?
Elle est misérabiliste et joue sur le pathos. Il est normal que le public, et notamment le public jeune, se détourne : on se sent vaguement coupable de faire partie des privilégiés qui n’ont jamais rencontré ces situations dans leur vie personnelle, on a peur d’être concerné un jour, on fuit, on a honte de fuir. La communication visuelle des institutions en charge du problème repose sur l’esquive : des champs de coquelicots, deux mains l’une ridée l’autre fraîche, au mieux deux personnes face à face. Mais ce n’est pas ça du tout ! Le problème – et la solution aussi d’ailleurs – n’est pas dans la relation, il n’est pas d’ordre privé, il est social, économique et politique.
Quels sont les problèmes majeurs, en France, liés à la prise en charge des handicaps ?
Le premier problème est qu’il est impossible de prendre une vue d’ensemble des dispositifs et de leurs conséquences. Certes, il existe des enquêtes de toutes sortes, mais la synthèse est très difficile à faire, tout comme il est difficile de répondre à la question cruciale de l’inadéquation éventuelle, au niveau local, entre l’offre (d’établissements et de services, sanitaires et sociaux) et la demande (les besoins des personnes, exprimées par leur entourage ou par les travailleurs sociaux des deux secteurs du handicap et de la dépendance). Deux raisons à cela : l’importance des initiatives locales, qui ont leur logique propre, historique et politique, et l’empilement de dispositifs devenus impossibles à comprendre. Un seul exemple : d’un point de vue administratif il y a trois choses complètement séparées : la dépendance (définie légalement pour la population des plus de 60 ans), le handicap (moins de 60 ans), et la maladie (aux mains des professionnels de la santé). Mais c’est idiot : la probabilité de devenir dépendant ne s’accroît que vers 75 ans ; les handicapés vieillissent ; la maladie chronique peut entraîner des incapacités (qu’on traitera comme un handicap avant 60 ans ou comme une dépendance après). Les logiques administratives ont fait perdre de vue qu’il y avait des personnes avec des difficultés quotidiennes très lourdes, avant ou après 60 ans, malades ou non.
En quelques mots, pourriez-vous décrire cette prise en charge ?
On est devant quatre dispositifs : l’aide aux personnes de moins de 60 ans, en établissement (c’est le plus fréquent), à domicile (on ne sait à peu près rien sur leurs difficultés ni même sur les allers retours entre domicile et établissement) ; l’aide aux personnes âgées dépendantes (officiellement après 60 ans, concrètement après 75 ou 80 ans), en maison de retraite (les EHPAD) ou à domicile. Selon les départements, l’accent a été mis sur la construction de maisons de retraite et la qualité de vie des résidents, ou sur le maintien à domicile, avec des salariés subventionnés par l’APA, allocation personnalisée d’autonomie. En réalité, on patauge et les conditions de salaire et de travail de ces salariées sont notoirement mauvaises. L’angoisse pour les familles, et pour les personnes elles-mêmes, est redoublée par le sentiment de ne pas s’y retrouver dans les méandres de l’administration. Il y a des exceptions heureuses, bien sûr !
Des inégalités très fortes
Avoir ou non de la famille, avoir ou non de l’argent, vivre dans telle ou telle autre région… Est-on égal face à la prise en charge de son handicap ?
Les inégalités de prise en charge sont très fortes, et je suis heureuse que l’exposition en donne une idée. Il faut compter aussi avec la chance. Si les personnes handicapées ont le temps de trouver une solution qui leur convient, les personnes âgées et leurs familles vivent la question de la prise en charge dans le drame : il faut faire vite, après une chute, une crise, un passage aux urgences… Et les choses s’enchaînent sans que personne ait le sentiment de maîtriser quoi que ce soit.
Le texte de présentation de l’expo parle d’absence de reconnaissance des salariés de l’aide médico-sociale, pouvez-vous nous en dire plus ?
Les conventions collectives prévoient parfois des salaires plus bas que le SMIG, ce qui est illégal bien sûr. Mais c’est dire à quel point ces salariées sont orphelines de toute lutte sociale. Personne ne s’intéresse à elles : ni les dirigeants syndicaux, ni les politiques, ni leurs employeurs – pour qui elles représentent un problème à gérer. Seules parfois les personnes et les familles se soucient de leur sort, mais que faire lorsque la personne dont elles s’occupent meurt ? Ce n’est pas aux proches de prendre soin de ceux qui prennent soin d’autrui, mais bien à la société toute entière.
Vous semblez dénoncer l’inefficacité des politiques sociales et sanitaires, voire leur absence. Qu’en est-il ?
Nous dénonçons plutôt leur incohérence. On a empilé des morceaux. On n’a pas repris le chantier correctement. D’ailleurs la réforme de la dépendance, promise par le Président Sarkozy, a été abandonnée sans qu’une seule voix politique ne s’élève. C’est tout dire. D’abord il vaut mettre la question sur la place publique : qui doit payer ? La personne dépendante ? Sa famille ? Sa collectivité ? On parle toujours de coûts effrayants : pour les personnes âgées dépendantes, ces coûts représentent environ 3% des comptes de la protection sociale en France. Ce qui est effrayant, c’est qu’on ne sait pas comment ils vont évoluer. Est-ce que la médecine va s’intéresser un jour aux conditions de vie des personnes, et non seulement à sauver des vies ? Est-ce que les salariées vont un jour avoir de meilleures conditions de travail et de salaire ? C’est cela qui fait le plus peur. Et puis le secteur est très divisé, entre les partisans des maisons de retraite, les partisans du maintien à domicile, ceux qui trouvent que les familles n’en font pas assez, ceux qui trouvent que les salariés ne sont pas assez attentifs… Nous n’avons pas de recette miracle, nous voulons juste poser les bonnes questions.
> Handicap et dépendance, du 3 mai au 4 juin (prolongée jusqu’au 10 juin), 45, rue d’ULM, sous l’auvent du NIR, à l’ENS.