« On ne naît pas femme, on le devient. » En 1949, en écrivant ces lignes, Simone de Beauvoir s’est attirée les foudres d’une frange catholique et conservatrice de la société. Tout de même assez large à l’époque.
En 2011, le parti Chrétien-Démocrate, emmené par Christine Boutin, gronde. L’objet de sa colère ? L’introduction d’un nouveau chapitre, à la rentrée 2011, dans les manuels de SVT (sciences et vie de la Terre) des élèves de premières ES et L, « Devenir homme ou femme ». Un titre qui en dit long…
Elle écrit dans une lettre adressée à Luc Chatel, Ministre de l’éducation, qu’elle refuse que « l’école devienne un lieu de propagande, où l’adolescent serait l’otage de préoccupations de groupes minoritaires en mal d’imposer une vision de la normalité que le peuple français ne partage pas. » Elle demande par ailleurs le retrait et la correction des manuels.
Qu’est-il exactement en question ? Notre société classe les individus dans des cases selon qu’ils soient nés hommes ou femmes. Ainsi l’homme devra abhorrer les caractéristiques dites normales de la masculinité et la femme les caractéristiques dites normales de la féminité. Ces normes sont issues d’une construction sociale et politique, elles sont culturelles et non naturelles. Le chapitre poil à gratter transmet aux élèves le fait que l’individu ait le droit de choisir son identité sexuelle et non que celle-ci soit déterminée par son sexe. Il est reconnu dans ce chapitre, qu’au delà du sexe, le féminin et le masculin sont des constructions sociales et qu’il faut les déconstruire. Le rejet du déterminisme biologique est une notion véhiculée notamment, mais pas seulement, par la théorie du genre, née aux Etats-Unis dans les 70, dont la grande théoricienne est Judith Butler.
Finie la reproduction ?
Pour les détracteurs de ce nouveau chapitre, les raisons de le prendre en grippe sont nombreuses. Ils craignent en effet que l’hétérosexualité, inclinaison qu’ils considèrent naturelle, ne soit plus une norme. La reproduction n’est donc plus de rigueur et voici l’espèce humaine au crépuscule de son existence ! « La théorie du genre, c’est que chacun choisit son identité sexuelle. Nous, nous disons qu’il y a une norme : on naît garçon ou fille et on réfute qu’on ait le choix de son genre. En tentant de minimiser l’importance de la différence biologique des sexes, elle va à l’encontre de l’anthropologie chrétienne », a estimé auprès de l’AFP Claude Berruer, adjoint au secrétaire général de l’enseignement catholique. Selon lui, une théorie philosophique, une posture idéologique ne doit pas être prise en considération par un cours qui délivre un enseignement scientifique. Les manuels auraient dû laisser de côté la dangereuse théorie du genre.
Jean-François Mattéi, philosophe, dans une tribune publiée par le Figaro, critique quant à lui la théorie en elle-même : « On se débarrasse, d’un coup de plume, du sexe, de l’homme, de la femme et du sujet pris dans la forme de l’humanité. Ce qui entraîne par une série de contrecoups, la destruction de l’humanisme, (…) et, plus encore, la destruction de la république, de l’État et de la rationalité. » Pour lui, le risque réside dans la confusion des genres, dangereuse pour l’avenir de l’ordre humain.
Un processus contre les discriminations
Le chapitre tant décrié est le résultat d’un processus amorcé en 2008. Cette année-là, Xavier Darcos, alors ministre de l’éducation nationale, fait de la lutte contre l’homophobie l’un des objectifs de l’école. En octobre 2008, c’est la Halde, haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, qui monte au créneau contre les stéréotypes discriminants véhiculés dans les manuels scolaires. On peut lire dans un rapport rendu le 27 octobre 2008 et au sujet de l’homosexualité : « Concernant l’orientation sexuelle, l’étude montre que les manuels scolaires font totalement l’impasse sur ce critère lorsque sont évoquées des situations de famille, de vie ou de société. Les manuels scolaires n’évoquent l’homosexualité que dans des contextes spécifiques, voire caricaturaux. Dans les ouvrages de Sciences de la Vie et de la Terre, l’homosexualité n’est évoquée dans les chapitres liés à la sexualité que dans la partie traitant du SIDA. »
Elle y inscrit également plusieurs recommandations à l’égard du Ministère de l’éducation et des éditeurs de manuels. Nicolas Gougain, porte parole de l’inter LGBT (lesbien, gay, bisexuel, transexuel) reconnaît que « cette dernière recommandation a été un formidable appui pour les associations de lutte contre les discriminations pour demander une fois de plus que l’école cesse de véhiculer des stéréotypes en la matière. »
Et en septembre 2010, une circulaire du Ministère annonce l’introduction du nouveau chapitre dans les manuels et précise que celui-ci doit « affirmer que si l’identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique, l’orientation sexuelle fait partie, elle, de la sphère privée ».
Pour le porte-parole de l’inter LGBT, il ne s’agit pas du tout d’un chapitre sur la théorie du genre en tant que tel. « Ces constructions culturelles peuvent être facteur de représentations, de préjugés et d’inégalités. » Il s’agit seulement, pour un adolescent qui ne rentre pas dans la case à laquelle la société et son entourage l’ont assigné, de ne pas se sentir hors-normes. Et pour tout le monde, de reconnaître les différences entre les individus.
La SVT, le meilleur cours pour ces questions ?
N’aurait-il pas mieux valu traiter ces questions dans un cours de philosophie par exemple ? Nicolas Gougain analyse : « C’est bien en cours de SVT qu’on traite de la sexualité. Et la sexualité ce n’est pas que la reproduction ! La question du genre en fait donc partie. En parler justement à ce moment là, devrait permettre aux élèves de prendre un peu de recul par rapport à ces questions et ces définitions. Et d’avoir une certaine critique sur les assignations auxquelles on pourrait les renvoyer uniquement parce qu’ils sont hommes ou femmes. »
Pour Geneviève Fraisse, philosophe, « il est inexact de penser que le savoir scientifique dans ce domaine est donné une fois pour toute. Il est en pleine mutation. Les adversaires disent : « C’est clos. On sait ce que sont un homme et une femme. » Le savoir est quelque chose qui avance, qui bouge. C’est aussi de ça dont il s’agit quand on dit qu’il faut introduire ces questions à l’école. »
Toutefois, pour la philosophe, le risque est sans doute de confondre éducation sexuelle et instruction sexuelle. En 2001, une loi proposée par Martine Aubry est votée pour instaurer les cours d’éducation sexuelle à l’école. Elle reste prudente car elle n’a pas lu la totalité du chapitre mais estime que : « Les phrases qui m’ont été données de lire, je les mettrai plus volontiers dans des cours d’éducation sexuelle et non d’instruction sexuelle. C’est justement parce que l’école souffre d’un manque d’éducation sexuelle que les deux sont mélangées. Et l’éducation sexuelle n’a rien à faire en SVT. Ceci dit, sur le fond, je considère que ce savoir ne doit pas rester dans les murs de la bibliothèque nationale. »
Une levée de boucliers contre l’égalité des sexes ?
Philosophe et chargée de recherche au CNRS depuis le début des 80, Geneviève Fraisse affirme que rien n’est neuf dans le chapitre proposé cette année aux élèves. Historienne de la pensée féministe, elle explique que la crainte de la confusion des genres naît en même temps que la démocratie, après la Révolution : « Dès qu’il y a démocratie, on craint qu’il n’y ait plus de différences entre les hommes et les femmes. C’est un fantasme structurel à la pensée démocratique. Permettez moi d’en rire, ça fait deux cents ans qu’on est dessus ! » Pour la philosophe, ce débat est poussiéreux, les questions de genre existent dans la psychanalyse depuis le début du XXème siècle. Et c’est en 1949 déjà que Simone de Beauvoir a écrit la phrase qui suscita le tollé général. Quelle est la différence aujourd’hui ? Pourquoi, au cœur de l’été, ces questions empoisonnent encore tant d’individus ? Est-ce la démocratisation de la diffusion de ce savoir qui fait peur ?
On peut naître avec un vagin, ne pas aimer la poupée, et ce malgré le fait qu’on en reçoit une à chaque noël. Là, ce sera l’école qui le dit et non des « groupuscules » LGBT ou un chercheur reconnu par ses pairs mais peu connu du grand public. « Ce n’est plus une frange de la société ou certains enseignements à l’université ou bien certains livres qu’on n’est pas obligé de lire qui vont parler de ça. C’est pour ça qu’ils visent les manuels de premières, mais aussi les enseignements de Science Po à venir. » Réfléchir adolescent à ces questions, savoir qu’on a le choix d’échapper aux normes que nous imposent la société, ou en tout cas avoir conscience que ces normes pourraient être tout à fait autres signifient qu’on subit moins le poids d’une société aux allures de rouleau compresseur. Au point de pouvoir totalement s’en affranchir ?
« Ce qui est réellement en question, si ce débat finalement banal devient une véritable polémique, c’est parce que c’est la question de l’égalité des sexes qui est sous jacente. Il existe toute une construction de la démocratie et de la République en France qui est fondée sur le pouvoir qui est symboliquement masculin. La symbolique du pouvoir est masculine et puissante en France. Nous ne sommes pas en retard, nous sommes bloqués ! », assène Geneviève Fraisse.
Cette domination masculine fait partie de ces normes de masculinité et de féminité qui nous collent à la peau. Remettre ces normes en question. Apprendre à prendre du recul dès l’école. Est-ce un premier pas, ou un pas de plus, vers l’égalité des sexes ? Et n’est-ce pas uniquement ce que craignent les détracteurs du chapitre de la querelle ?
A côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité. Geneviève Fraisse. Le Bord de l’eau, 2010.