Aube, Yoan et Marcus ont franchi le seuil de cette porte qui sépare symboliquement une normalité décrétée de la folie. Mais de quoi cette limite est-elle faite ? En passant de l’autre côté du miroir, Funambules propose de s’immiscer dans leurs univers respectifs. Un périple au cœur de leurs angoisses et obsessions parsemé de moments de grâce. Des émotions trop extrêmes pour pleinement intégrer la société.
Les fous parmi nous
Le sujet de la psychiatrie n’est pas une nouveauté pour Ilan Klipper qui a réalisé le documentaire Sainte-Anne, hôpital psychiatrique en 2010. Funambules est d’ailleurs né de cette expérience. Et plus particulièrement d’une discussion pendant le tournage avec Patrick Chaltiel, chef du service psychiatrie à l’hôpital de Bondy, ayant pris depuis sa retraite.
Curieux de savoir comment la vie se déroulait à l’extérieur pour ces personnes qu’il filmait à l’intérieur de l’institution, le cinéaste s’est vu confier les clefs de l’hôpital. Le projet qui s’est longtemps appelé Les fous sont dans la ville est ainsi né d’une volonté de comprendre comment s’intègre ces patients dans la ville. Et pour cela, le cinéaste a organisé un casting de profils marquants.
Diffusé en salles en introduction de Funambules, le court-métrage Juke-Box (2013) fait écho à ce nouveau projet. Ilan Klipper y filme son ami Christophe qui incarne Daniel, un chanteur déchu vivant reclus chez lui alors qu’il tente de renouer avec la création. Une porte d’entrée fictionnelle dans l’univers du documentaire sur lequel plane le spectre d’une solitude plus ou moins voulue.
Folle expérimentation
Après l’attachant Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête (2017) – lire notre critique – qui traitait aussi de retrait de la société et de création, Ilan Klipper a ressenti l’envie de revenir à l’expérimentation. Cette démarche de recherche l’a poussé à imaginer le procédé intriguant de Funambules, sur le fil entre fiction et réalité.
Le résultat est d’autant plus surprenant que la réalité dont il est question dans le film est perçue à travers le filtre déformant des patients. Inspiré par Gümmo (1997) d’Harmony Korine, le cinéaste a dès le départ décidé que le projet ne serait pas un simple documentaire d’observation.
Funambules est un mélange déroutant de séquences prises sur le vif et de mises en scènes assumées. Les plans composés ont été élaborés avec les patients pour donner vie à leur propre perception du monde. Cette étonnante tentative de matérialisation de leur maladie s’ajuste avec des dispositifs spécifiques pour chaque patient.
Des goûts et des couleurs
Parmi les protagonistes du film, ce procédé inédit fonctionne particulièrement bien avec Aude. Sa présence dans le film est apparue comme une évidence au réalisateur lorsqu’il l’a découverte lors d’une expo où elle exposait certaines de ses toiles.
Il faut dire que la jeune femme est bavarde et son univers se prête à la mise en scène. Aube, aujourd’hui 30 ans, vit recluse chez ses parents à Aulnay-sous-Bois. Elle passe sa journée à faire des perles, des peintures et à raconter des histoires. Aube rêve d’évasion, avec un homme. Un punk de préférence.
Face caméra, la jeune femme évoque les formes et les couleurs qui occupent son esprit. En conséquence, les scènes dans lesquelles elle s’exprime sont quasiment toutes colorées pour coller à cette obsession. La présence souvent discrète de ses parents dans les plans rappelle le dévouement de ces proches qui accompagnent au quotidien ces malades sur le fil de la lucidité.
Poétique de la folie
Au fil des scènes, le procédé choisi par Ilan Klipper s’avère hypnotique. Aux pensées souvent décousues, le cinéaste répond par une mise en scène qui épouse des envolées parfois lyriques. C’est notamment le cas de Yoan, 27 ans. Personnage solaire, le jeune homme a déjà passé énormément d’années en psychiatrie.
Invité à dire ce qu’il aime ou non, Yoan part dans des tirades où émotions positives et négatives se succèdent. Une ronde de choses à la fois belles et inquiétantes, la poésie se nourrissant de cette vision décalée nommée folie. Mais l’isolement rend parfois tout dialogue quasi impossible. C’est le cas de Marcus, enfermé dans une accumulation d’objets comme un rempart face à un monde extérieur qu’il méprise.
Décédé deux semaines après la fin du tournage, Marcus incarne une rupture franche et définitive avec la société. La haine profonde qu’éprouve Marcus pour autrui est une sorte de miroir d’une société qui peine à gérer ces cas entre internement et inclusion. Malgré l’accumulation d’objets dans son appartement, Marcus ne souffre pas d’un syndrome de Diogène classique comme Jean-François, autre personnage attachant du film.
L’autre côté du miroir
Ilan Klipper ne considère pas Funambules comme un film sur des fous mais sur la marge. Et plus particulièrement sur notre double regard – en tant que personne et société – sur cette différence qui fascine et inquiète à la fois. En déviant progressivement le regard documentaire vers la fiction, le cinéaste nous invite à tenter de nous immiscer dans ces univers, à défaut de pouvoir complètement les comprendre.
Aube, Yoan et les autres ont tous été payés comme des comédiens pour leurs prestations. Une façon de les intégrer au processus créatif du film en phase avec la volonté du cinéaste qui souhaite changer le regard porté sur ces patients psy. La partie fictionnelle, notamment celle apportée au portrait d’Aube vers la fin du film, peut paraître parfois superflue mais l’ensemble dégage une réelle curiosité bienveillante pour ses personnages.
Documentaire hybride, Funambules tente tant bien que mal une excursion dans l’univers de patients psychiatriques avec leur participation active. Un regard inédit et intriguant qui révèle des fulgurances parmi les obsessions envahissantes avec comme point commun une solitude commune émouvante.
> Juke-Box, réalisé par Ilan Klipper, France, 2013 (23min)
> Funambules, réalisé par Ilan Klipper, France, 2020 (1h15)