Employée au service propreté d’un laboratoire du gouvernement américain ultra-secret, Elisa (Sally Hawkins) mène une vie simple et solitaire, isolée par un mutisme provenant d’un traumatisme d’enfance. Tout change pour elle lorsqu’elle découvre avec sa collègue Zelda (Octavia Spencer) une étrange créature aquatique humanoïde. Traqué à travers l’Amazonie par l’agent Richard Strickland (Michael Shannon), ce fascinant « atout biologique » est étudié par le gouvernement dans l’espoir d’en extraire ses secrets.
Mais Elisa compte bien rendre sa liberté à cet être extraordinaire pour lequel elle éprouve une sincère et troublante attirance. Soutenue par Zelda et son voisin Giles (Richard Jenkins), elle prépare en secret l’évasion de cet être amphibie chez lequel elle distingue, sous ses écailles de poisson, une étonnante humanité.
La revanche de la créature
Hommage aux films de monstre classiques, La forme de l’eau ne se contente pas d’en reprendre la formule mais modernise subtilement le genre. Il n’hésite pas à retourner ses conventions et à le fusionner habilement avec d’autres genres. Le nouveau film de Guillermo del Toro évoque les classiques de l’époque bénie des monstres Universal. On pense notamment à Frankenstein (1931) et évidemment L’étrange créature du lac noir (1954), réalisé par Jack Arnold. Mais cette histoire d’amour sous la forme d’un conte est autant un film noir qu’une romance sur fond de film d’espionnage en période de guerre froide.
Le cinéaste a choisi le début des années 60, période mouvementée marquée par les frictions constantes entre l’Amérique et l’URSS, la course à l’espace et le mouvement des droits civils, pour introduire dans cette atmosphère de paranoïa quotidienne une dose de fantastique. Capturé en Amazonie, l’étrange être amphibie, supposément le dernier de son espèce, est autant considéré comme une menace qu’une chance par le laboratoire secret qui l’étudie.
En invoquant sa trame classique, Guillermo del Toro bouleverse l’équilibre habituel du film de monstre en faisant de l’être mystérieux et d’Elisa les vraies stars du films plutôt que l’habituelle figure de l’ordre représentée par l’agent Richard Strickland.
Casting monstrueux
Film de genre(s) assumé, La forme de l’eau — déjà récompensé au festival de Venise, aux Golden Globes et bien placé dans la course aux Oscars avec 13 nominations — bénéficie d’interprètes de choix dont les rôles ont été spécifiquement écrits pour eux.
Révélée en 2008 avec Be Happy, Sally Hawkins est captivante dans le rôle de la femme de ménage muette qui s’éprend de la mystérieuse créature. Aux côtés de son amie, à l’écran et dans la vie, Octavia Spencer — vue notamment dans Les figures de l’ombre [lire notre chronique] — incarne un personnage bavard qui complète à merveille le mutisme d’Elisa. Personnage sadique et torturé, Michael Shannon incarne quand à lui brillamment un méchant ambitieux et complexe, pris au piège d’une administration rigide.
Belle créature
Si le conte qui oscille entre fantastique et romance fonctionne si bien c’est également grâce à son esthétique, des décors minutieux au soin qui a été porté à l’aspect de la créature. Financées en dehors du budget du film par Guillermo del Toro lui-même, les recherches sur le costume se sont étalées sur neuf mois pour un résultat fascinant.
Pour que l’humanité de l’être amphibie soit perceptible sous le masque, les effets numériques ont été réduits au strict nécessaire et c’est Doug Jones — qui a notamment incarné le faune dans Le labyrinthe de Pan (2006) et Abe Sapien dans la série Hellboy — qui revêt avec grâce le costume de cet être fantastique.
L’amour monstre
Avec ses anti héros à la marge — Elisa et Zelda, deux femmes de ménage, l’une muette et l’autre noire dans le contexte de ségrégation des années 60, et Giles, publicitaire homosexuel vivant reclus — Guillermo del Toro prend un malin plaisir à renouveler l’image de l’héroïsme au sein du film de monstre. Mais dans cette relecture moderne du genre l’aspect le plus ambitieux et osé de la part du réalisateur est le lien qui unit Elisa à la créature qu’elle décide de sauver.
Le réalisateur dépasse la compassion que peuvent éprouver certains personnages — et par ricochet le spectateur — face à un monstre traqué en évoquant frontalement l’amour — y compris physique — qui unit les deux êtres. Comme l’eau s’adapte à son récipient, l’être amphibie a la capacité étonnante de capter le psychisme de ceux qu’il rencontre. Il leur renvoie la crainte, la haine ou — dans le cas d’Elisa — l’attirance qu’ils éprouvent lorsqu’ils le voient.
C’est ainsi que malgré leur communication réduite au minimum, Elisa et le monstre se retrouvent connectés par quelque chose de physique, quasi animal, et en même temps de très spirituel : ils reconnaissent leurs solitudes respectives. En montrant la concrétisation d’une union qu’il faut bien qualifier d’inter-espèces, le cinéaste dévoile au spectateur une union fantastique à proprement parlé où la belle est la bête, et vice versa.
Avec son humanité troublante, la créature du cinéaste réussit le défi de faire croire en cette étonnante fusion de deux êtres si différents mais reliés par une force invisible : un amour qui échappe à toute explication ou définition, à l’image de l’eau qui file entre les doigts.
Guillermo del Toro continue son exploration des définitions de l’humanité et de la monstruosité en poussant à l’extrême la réflexion sur le sentiment amoureux en allant toquer à la porte de la chambre devant laquelle d’autres se sont pudiquement arrêté. Plutôt osé pour un film de studio, La forme de l’eau est porté par des acteurs et une esthétique impeccables qui donnent vie à ce conte fantastique, touchante relecture romantique d’un genre immortel.
> La forme de l’eau (The Shape of Water), réalisé par Guillermo del Toro, États-Unis, 2017 (2h03)