Seule dans son studio, C. (Marta Nieto), conceptrice sonore de 39 ans, passe de nombreuses heures à enregistrer des bruitages et des sons témoins qu’elle monte et mixe sur des films. Le studio est son ultime refuge où elle peut mettre de côté ses relations tumultueuses avec Pablo (Fran Lareu), son ex, sa mère et ses collègues de travail.
Lorsqu’un client refuse un film sur lequel elle a travaillé en raison de sa bande son désynchronisée, C. prend conscience qu’elle a un problème inquiétant. Son cerveau s’est mis à traiter le son plus tard que les images reçues. Alors que le décalage temporel entre la réalité et sa perception des sons s’amplifie, elle doit renoncer à son travail. Cet étrange mal et la mort de sa mère l’amène à reconsidérer toute sa vie. Et C. n’est pas au bout de ses surprises.
Un vrai décalage
À l’origine, Juanjo Giménez Peña a été intrigué par cette idée de décalage dans la perception du son pour ses possibilités formelles. Mais, durant la phase de préparation du film, il a découvert que la dyssynchronie dont est victime son héroïne existe réellement. Aussi étrange que cela puisse paraître, le phénomène n’a en effet rien de surnaturel.
Le cinéaste a notamment lu le cas d’un pilote de ligne sud-coréen qui perçoit les paroles de son interlocuteur quelques secondes après le mouvement de ses lèvres. Une situation qui a de quoi donner des sueurs froides aux victimes d’aviophobie mais qui se gère au quotidien.
Comme pour les acouphènes, les personnes souffrant de ce type de décalage finissent en général par s’y habituer. C. tente elle aussi de s’adapter face à cette situation qui vient bouleverser sa vie. Mais elle doit logiquement abandonner son activité professionnelle entièrement basée sur le son.
Origin story
Solitaire dans son studio, C. l’est également dans sa vie personnelle. Mis à part un flirt naissant avec son collègue Iván (Miki Esparbé), elle se retrouve très isolée face à cet inexplicable décalage. Cette distance avec son entourage est renforcée par cet événement hors du commun qui plonge rapidement le film dans une ambiance d’introspection solitaire.
Pour imaginer la réaction de son héroïne face à cette perturbation sonore, le réalisateur et co-scénariste s’est inspiré des films ayant marqué son enfance. Juanjo Giménez Peña cite notamment Carrie (1976) et Dead Zone (1983) comme influences mais aussi des films plus récents comme les troublants Thelma (2017) et Border (2018). Comme dans ces films, En décalage invoque un mal mystérieux ou un pouvoir étonnant venant troubler la normalité.
L’imaginaire collectif des histoires de super-héros et notamment celles racontant leurs origines est également sollicité. Pendant une bonne partie du film, C. est en effet telle une super-héroïne en découverte de cette étrange capacité qui s’impose d’abord à elle comme un fléau. Puis vient le temps de l’acceptation et enfin la tentative d’en faire un atout.
À fond la forme
Cette découverte des conséquences de sa désynchronisation avec l’univers sonore réel est l’occasion d’une expérimentation inventive qui soutient le film. Pour ajouter à la confusion, C. vit ces moments asynchrones comme des crises et peut revenir à un état normal pendant un certain temps. Ainsi les séquences d’un monde extérieur dont le son est synchrone alternent avec celles asynchrones.
En excluant la musique pour accompagner le film, En décalage reproduit à l’écran un univers perturbant, constitué de va-et-vient constants entre le réel et une perception décalée. Pour suivre l’évolution de son mal, C. prend note du décalage dans un carnet et constate que celui-ci devient de plus en plus important. Peu à peu, la latence devient trop importante pour communiquer.
L’isolement de C. ressemble beaucoup à celle d’une personne sourde, avec en plus ces sons qui arrivent trop tard, leurs signification et utilité abîmées par la latence. La mise en scène prend en compte cet isolement et explore des manières de communiquer étonnantes et astucieuses. Ces procédés simples qui ne font pas appel à des effets spéciaux spectaculaires ancrent l’histoire dans un réel crédible.
Écouter le passé
Mais C. est loin d’être au bout de ses surprises auditives. Alors qu’il épousait jusque-là les effets d’une maladie réelle en les exagérant, En décalage bascule lorsque la créatrice sonore découvre une capacité totalement surnaturelle. À force de décalage, la conceptrice sonore parvient à voyager dans l’espace-temps sonore.
Cette capacité soudaine vient troubler un parti pris jusque là réaliste tout en servant l’histoire de cette femme en quête de réponses sur ses origines. Cette bascule dans ce qui devient littéralement incroyable prend le risque de déconcerter et de faire perdre le fil. D’autant plus que ce nouveau symptôme entraîne notre super héroïne malgré elle dans un voyage familial tortueux.
Si ce phénomène de voyage sonore dans le temps possède une logique avec le trouble qui touche C. – après tout elle entend depuis le début des sons d’un passé proche – la marche à franchir s’impose de façon un peu brutale. Sa mère décédée, C. va utiliser son étrange pouvoir pour découvrir des secrets du passé, comme soufflés par un fantôme invisible. Et si cette quête offre un but au récit, les méandres pour arriver à sa conclusion sont assez déconcertants.
En partant d’une étrange latence dans la perception sonore, En décalage tente de nous embarquer dans une quête d’identité à travers le temps à grand renfort de surnaturel. Un parti pris risqué entre intime et extraordinaire qui s’appuie sur des idées de mise en scène habiles mais peine à faire de tous ces échos fantomatiques un propos clairement audible.
> En décalage (Tres), réalisé par Juanjo Giménez Peña, Espagne – Lituanie – France, 2021 (1h44)