« Filles de joie », des charges mentales

« Filles de joie », des charges mentales

« Filles de joie », des charges mentales

« Filles de joie », des charges mentales

Au cinéma le 22 juin 2020

Chaque jour, Axelle, Dominique et Conso traversent la frontière pour aller se prostituer en Belgique. Une activité risquée qu'elles cachent à leurs proches. Porté par son trio d'actrices remarquable, Filles de joie expose sans fard les rapports de domination étouffant chaque facette d'une double vie imposée par la nécessité.

Le rituel est immuable : chaque matin, Axelle (Sara Forestier), Dominique (Noémie Lvovsky) et Conso (Annabelle Lengronne) se retrouvent sur le parking de la cité pour un covoiturage quotidien qui les mène en Belgique. Une fois la frontière passée, elles sont connues sous les noms d’Athéna, Circé et Héra par les clients de la maison close qui les accueille. Dans le secret de cette double vie, chacune se bat pour sa famille et sa dignité. Alors qu’Axelle se retrouve en danger, elles font bloc pour affronter l’adversité.

Filles de joie © Versus production / Les Films du Poisson

Analyser le bordel

Pour préparer le film, Anne Paulicevich, auteure du scénario et directrice artistique, s’est immergée — avec la bénédiction du célèbre Dodo la Saumure — pendant 9 mois dans le milieu très fermé des bordels. Une fois la confiance établie, Frédéric Fonteyne, le réalisateur, et les actrices du film l’ont rejointe dans une maison habituellement close pour s’imprégner du quotidien de ces travailleuses pas vraiment comme les autres.

De cette expérience unique, l’auteure a retenu l’héroïsme de ces femmes auquel le film rend un vibrant hommage et une fascination particulière pour le thème de la double vie. Filles de joie oscille constamment entre vie familiale et prostitution, deux pièces d’un puzzle — l’intimité du couple et celle tarifée, vidée de tout affect — qui semblent impossible à assembler. Ces deux univers considérés comme moralement irréconciliables, le trio tente de les compartimenter au mieux à l’aide d’une schizophrénie maîtrisée et protectrice.

Filles de joie © Versus production / Les Films du Poisson

Le débat large

Conscients de la complexité du débat sur la prostitution qui divise jusque dans les rangs des féministes, Anne Paulicevich et Frédéric Fonteyne ne cherchent pas à imposer un avis sur la légalité de cette activité. Au-delà de la prise de position « pour ou contre » trop simpliste pour faire réellement avancer les choses, Filles de joie s’attache au vécu des ses héroïnes modernes, sans pour autant en faire des symboles. Il ne s’agit pas d’un film sur LA prostitution, regroupant de toute façon des réalités trop différentes pour être résumée, et cette humilité face au sujet est rafraîchissante.

Pour autant, le film n’est pas dénué d’opinion sur les conditions de travail des prostituées. Traverser la frontière n’est pas seulement une façon de raconter le quotidien de femmes menant une double vie. En choisissant un pays où les maisons closes sont légales, c’est un lieu a priori plus protecteur que la rue qui est mis en avant. Malgré la violence — symbolique et parfois physique de leur activité — Athéna, Circé et Héra possèdent un lieu de travail où elles peuvent se soutenir mutuellement, malgré tout. Lieu ambigu, la maison close peut-être considérée aussi bien comme un refuge qu’un lieu d’exploitation et selon la façon d’aborder le sujet, la « moins pire » des situations.

Filles de joie © Versus production / Les Films du Poisson

Comme à la maison

Une fois passée la porte du lupanar, les prostituées sont véritablement « comme à la maison ». Pour tuer le temps entre deux passes, elles échangent des anecdotes, des blagues et se chamaillent dans un salon dont le calme n’est troublé que par une télévision en fond sonore. Cette configuration domestique du lieu de travail — constitué essentiellement d’un salon et d’une chambre — renvoie à l’autre domicile, privé celui-ci. Les deux « maisons » mettent en perspective la schizophrénie — plus ou moins assumée — d’une vie coupée en deux dont chaque moitié doit soigneusement ignorer l’autre.

Pourtant, au quotidien, la porosité entre les deux vies est une menace constante. Espérant vivre le scénario de Pretty Woman, Conso se fait balader par son petit copain Jean-Fi (Jonas Bloquet), mirage d’un amour sincère qui viendrait l’extraire de la cité. Malheureusement pour elle, l’indifférence dont elle est victime se double d’un cruel mépris de classe. Figures maternelles, Axelle et Dominique incarnent pour leur part l’impossible fusion de la Maman et la Putain pour reprendre le titre du film de Jean Eustache.

Confrontée à la menace de Yann (Nicolas Cazalé), son ex toxique, Axelle se retrouve pris au piège de cette vie divisée dont les deux parties se mélangent dangereusement. De son côté, Dominique se heurte à l’incompréhension de son mari Boris (Sergi López) et de ses enfants adolescents. De la maison close à la demeure familiale, les murs portés à bout de bras par les trois femmes se fissurent inexorablement, jusqu’au point de rupture.

Filles de joie © Versus production / Les Films du Poisson

Survivor

Face aux violences symboliques et concrètes rencontrées par ses héroïnes, Filles de joie déploie l’étendard salvateur de la sororité. Une solidarité entre les trois prostituées qui se traduit par une contre-attaque radicale enfantée par une pression devenue insupportable. Car, en parallèle de leurs drames privés, les trois femmes encaissent la violence, plus diffuse mais tout aussi dévastatrice, de la précarité sociale.

Avec une distance pudique, Filles de joie interroge la décision de vendre son corps pour s’en sortir à travers le prisme complexe de la double vie. Et quelque soit le regard que l’on porte sur la prostitution, une question lancinante demeure sous la surface de ces vies dédoublées : comment peut-on tolérer la précarité qui confronte ces femmes à ce dilemme ?

> Filles de joie, réalisé par Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich, France, 2019 (1h30)

Filles de joie

Date de sortie
22 juin 2020
Durée
1h30
Réalisé par
Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich
Avec
Sara Forestier, Noémie Lvovsky, Annabelle Lengronne, Jonas Bloquet, Nicolas Cazalé, Sergi López
Pays
France