Lorsque Nat (Davika Hoorne) meurt tragiquement de la pollution à la poussière, son mari March (Witsarut Himmarat) sombre dans la dépression. Son deuil est interrompu lorsque sa bien-aimée réapparaît soudainement… réincarnée en aspirateur ! Malgré l’absurdité de la situation, le lien entre les deux époux trouve un nouveau souffle. Mais l’union improbable est loin de faire l’unanimité au sein de la famille.
Déjà hantés par un ouvrier décédé lors d’un accident dans l’usine familiale, les proches de March rejettent cette relation qui ne leur inspire que de la méfiance. Pour les convaincre de leur amour au-delà de la mort, Nat se propose de nettoyer l’usine des âmes qui s’amusent à troubler le quotidien des vivants. En devenant un fantôme utile, Nat ne se doute pas des conséquences de ce grand ménage.
Histoire aspirante
Craignant que son récit ne soit trop linéaire, Ratchapoom Boonbunchachoke ne débute pas directement avec cette histoire improbable de réincarnation en appareil électroménager. Le cinéaste d’origine Teochew-Hainanaise ouvre le film avec une scène a priori plus classique : un ladyboy (Wisarut Homhuan) acquiert un aspirateur car la destruction d’un bâtiment public fait entrer de la poussière chez lui. À sa grande stupéfaction, l’aspirateur tousse et rejette la poussière préalablement ingurgitée en pleine nuit. Sidéré, le ladyboy contacte le service après-vente. À peine a-t-il raccroché que Krong (Wanlop Rungkumjad) se présente chez lui. Une rapidité improbable qui indique que le jeune réparateur n’est probablement pas celui qu’il prétend être.
Peu impressionné par le cas de possession de l’aspirateur, Krong explique au malheureux client que son cas n’est pas isolé et débute l’histoire aussi tragique que surréaliste de Nat et March qui pourrait bien être liée à sa situation. Fantôme Utile est ainsi construit avec un récit à l’intérieur d’un autre, introduit par une voix off. Une structure avec des allers-retours qui en font une œuvre dense et ludique avec des problématiques qui s’enrichissent progressivement, une fois passé l’étonnement du concept de base.
Au générique, le client qui fait l’acquisition de l’aspirateur hanté est crédité comme « Academic Ladyboy ». Ce terme désigne un homme transgenre ou non-binaire, souvent d’origine asiatique, qui s’intéresse au domaine académique. Assez rapidement, il va également s’intéresser de très près à Krong, et réciproquement. Ratchapoom Boonbunchachoke met en scène, sans fausse pudeur, cette relation LGBTQI+ de façon toute naturelle. À l’instar du coming out tout en subtilité dans In the Summers (2025) – lire notre critique -, la relation entre le ladyboy et Krong ne fait pas débat : en périphérie du sujet, elle s’impose avec une évidence bienveillante.
Refaire le ménage
Mais de quoi parle vraiment cette histoire improbable de réincarnation en aspirateur et autres appareils électroménagers ? Le cœur du récit est une variation sur une légende populaire thaïlandaise. La légende de Mae Nak est l’histoire d’amour interdite entre une femme fantôme et son mari maintes fois adaptée dans le pays. Ratchapoom Boonbunchachoke ajoute à ce récit fantômatique une touche supplémentaire de surréalisme en imaginant des fantômes réincarnés dans des objets du quotidien. Ce concept s’adapte à la volonté des revenants, Nat ne tarde en effet pas à réapparaître également sous sa forme humaine.
Décalé et troublant, Fantôme Utile est parcouru par l’idée romantique que l’amour peut surmonter la mort. Ainsi faire la poussière – expression à considérer littéralement pour Nat – est une façon de repartir sur de bonnes bases. De la même façon, refaire le ménage cache, derrière l’idée de collecter la poussière, l’envie de recréer la relation perdue avec son mari. Cette happy end, Nat veut y croire mais la poussière est polysémique dans ce film plus complexe qu’il n’y paraît et son engagement à devenir utile aux yeux des vivants cache une terrible compromission.
Poussières fantomatiques
Dans Fantôme Utile, la poussière est l’inévitable nuage de débris volatiles qui se dépose partout, inlassablement… Des mini particules qui marquent, à leur manière, le temps qui passe. Mais, derrière ce phénomène naturel, la poussière thaïlandaise est aussi le fruit toxique des grandes industries du pays qui asphyxient la population. Ce phénomène a émergé dans le débat public lors de la dernière décennie et l’ouvrier décédé devenu fantôme vengeur en est un symbole fort.
Le réalisateur fait aisément le parallèle entre les fantômes et la poussière : aucun n’est au bon endroit, au bon moment, ni ne respecte les frontières. Et, dans les deux cas, on préfère ne pas en avoir chez soi. En dehors de son concept absurde, l’aspirateur hanté de Ratchapoom Boonbunchachoke fait le lien entre cette poussière mal aimée voire dangereuse et l’état spectral avec une poésie qui ne quitte jamais le film, y compris dans les moments les plus loufoques.
Effacement politique
Dans l’argot contemporain thaïlandais, le terme « poussière » fait également référence à des êtres humains traités comme des moins que rien. Cette conception politique du terme plane sur le film qui met en avant ces personnes qui n’ont pas de voix ou de pouvoir pour influer sur leur propre vie. Quoi de mieux alors que de revenir en tant que fantôme pour troubler la classe dirigeante ?
Pour le cinéaste, la Thaïlande est remplie de fantômes, souvenirs des décès aux causes mystérieuses et des disparitions forcées. Et, selon lui, le cinéma est idéal pour donner corps – humain ou électroménager – à ces âmes errantes. La réincarnation comme acte de protestation, voilà ce que propose Fantôme Utile dans cette farce qui se mue en satire. En revenant parmi les vivants, Kat et les autres refusent de disparaître sans bruit, ils n’en ont pas fini avec la vie et son injustice. Ils ont encore des choses à dire.
La malédiction de Kat est de choisir de nier aux autres fantômes leur droit à se faire entendre afin de sauver sa relation avec March. Elle devient alors alliée du gouvernement et une traîtresse à l’idéal spectral. Cette trahison de ses pairs de l’au-delà insuffle un aspect politique à cette histoire. Elle fait écho à la poussière qui envahit l’appartement au début du film provenant d’un bâtiment symbole des luttes sociales détruit par ce même gouvernement qui efface l’histoire pour la réécrire. Avec son dénouement frénétique, Fantôme Utile n’est pas sans rappeler sur ce point la satire sociale de Parasite (2019) – lire notre critique.
Présence incongrue, les fantômes électroménagers sont avant tout un acte de résistance à plusieurs niveaux : une révolte amoureuse, une défiance sociale et un refus de l’effacement de l’histoire. Toutes ces différentes strates de poussières font de Fantôme Utile un divertissement dense dont l’absurdité militante est totalement réjouissante.
> Fantôme Utile (Pee chai dai ka), réalisé par Ratchapoom Boonbunchachoke, Thaïlande – France – Singapour – Allemagne, 2025 (2h10)