En 1893, Gabrielle Sidonie Colette (Keira Knightley), vingt ans, épouse Henry Gauthier-Villars (Dominic West), écrivain charmeur connu sous le nom de Willy. Auprès de son mari de quatorze ans son aîné, la jeune femme à l’esprit rebelle élevée en province découvre le stimulant milieu artistique parisien. Encouragée par Willy qui a repéré son aisance littéraire, Gabrielle se lance dans l’écriture de Claudine à l’école, un roman s’inspirant en grande partie de ses souvenirs de jeunesse. Publié en 1900 sous le pseudo d’écrivain de son mari, le livre rencontre un succès incroyable ouvrant la voie à une série de livres faisant scandale, notamment pour leur évocation de relations lesbiennes. Devenu célèbre grâce au triomphe de la série des Claudine, Willy implore sa femme de ne pas tout gâcher en révélant qu’elle en est la véritable initiatrice. Malgré la pression de son mari manipulateur, l’intrépide jeune femme qui souhaite qu’on l’appelle désormais Colette est bien décidée à reprendre en main ses écrits et sa vie intime.
L’obsession Colette
Porter à l’écran les débuts littéraires de Colette est un projet qui a germé il y a plus de seize ans dans la tête du cinéaste anglais Wash Westmoreland. À l’époque, Richard Glatzer, son compagnon et également co-scénariste et co-réalisateur de ses films, lui a conseillé de lire les œuvres de la célèbre auteure française (oui, le terme autrice est considéré comme plus « naturel » pour la langue française mais il est vraiment moche). Malheureusement, Richard Glatzer, atteint de la maladie de Charcot, ne verra pas le résultat de cette entreprise qui a passionné les deux hommes pendant plus d’une décennie. Le mari de Wash Westmoreland est en effet décédé le 10 mars 2015, deux semaines seulement après que Julianne Moore a obtenu l’Oscar pour son interprétation d’une femme souffrant de la maladie d’Alzheimer dans Still Alice (2014), dernier film réalisé par le couple de cinéastes. Pour faire aboutir le projet, Wash Westmoreland s’est replongé dans les vingt versions existantes du script en compagnie de Rebecca Lenkiewicz qui a notamment signé la scénario d’Ida (2013) de Pawel Pawlikowski. Le résultat est dense — trop parfois probablement — avec de nombreux sujets soulevés par ce couple hors norme que formaient la jeune femme rebelle et son mari aussi charmeur que manipulateur. La profusion de thèmes peut donner l’impression que certains ne sont pas complètements exploités mais il faut reconnaître au cinéaste sa capacité à transmettre sa fascination pour cette femme qui détonne à l’aube de ce XXème siècle. L’incroyable modernité des écrits et de la vie sentimentale de Colette porte ce biopic donc le souffle de liberté qui étonne autant qu’il stimule.
Spoliation intime et marketing public
Propriétaire d’une maison d’édition, critique musical très influent et auteur de romans populaires, Willy n’hésite pas à s’entourer de nègres qui écrivent à sa place tout ou partie de son abondante production littéraire. Comme à son habitude, Willy s’approprie le manuscrit de sa femme auquel il apporte quelques retouches et la convainc qu’il est préférable que ce premier roman — Claudine à l’école — soit publié en son nom pour en assurer la bonne réception. Un pacte injuste que la jeune Gabrielle accepte. Il faut reconnaître que la société patriarcale de l’époque qui ne lui laisse guère le choix. Contre toute attente, le livre passionne de nombreuses lectrices et devient un succès phénoménal. Conscient d’avoir trouvé une manne littéraire — et financière — très rentable, Willy pousse sa femme à écrire des suites à ce premier roman, allant jusqu’à l’enfermer pour qu’elle produise un nombre minimum de lignes par jour. Évidemment, la suite des aventures de Claudine sortent sous le nom de Willy, une usurpation que la jeune femme a de plus en plus de mal à accepter. Sur ce point, Colette fait écho au Mary Shelley (2017) sorti en salles en France il y a quelques mois [lire notre chronique] dans lequel la créatrice de Frankenstein bataillait déjà, quelques décennies avant l’écrivaine française, pour que soit reconnu son talent. Mais la revendication de Colette se heurte à la conviction de son mari que cette révélation ne serait pas pas bonne pour leur petite entreprise littéraire. Cependant, derrière des convictions machistes considérées comme la norme à l’époque (et encore aujourd’hui ?), Willy est un fin connaisseur de la publicité.
Créatrice de l’œuvre, Colette doit en abandonner la paternité à son falsificateur de mari mais, en contrepartie, celui-ci la rend incontournable auprès du public. Le film de Wash Westmoreland montre à quel point Willy était précurseur en matière de marketing, des décennies avant l’avènement du terme. Conscient du potentiel commercial de la « marque » Claudine, le mari autoritaire décline — tel un lointain cousin de George Lucas — les romans sous forme de produits dérivés. Parfums, articles de maquillage ou encore savonnettes, tout est bon pour profiter du filon inespéré que sa femme a créé. Surfant sur le succès de la série, Willy propulse même Claudine sur scène dans une adaptation théâtrale du premier livre écrit par sa femme. La coupe de cheveux — coupés court, une révolution pour l’époque ! — et l’uniforme scolaire de Claudine — 15 ans dans le premier roman — incarnée par l’actrice Polaire (Aiysha Hart) sur scène deviennent un véritable phénomène. L’apparence du personnage devient une mode suivie par de très nombreuses femmes. Flairant le phénomène, Willy impose à sa femme d’adopter le style capillaire et vestimentaire de son héroïne — qui n’est autre qu’une jeune version littéraire d’elle-même — et se promène en public entourée de Polaire et Colette, deux clones de la désormais célèbre Claudine. Étrange, pour ne pas dire quelque peu malsain… Alors que son mari contrôle son image après avoir fait main basse sur son œuvre, Colette finit par se rebeller contre ce mari envahissant. Pourtant, le biopic de Wash Westmoreland ne tombe pas dans le cliché en donnant une lecture plus nuancée de l’insupportable profiteur qui n’est pas seulement antipathique. Complexe, la relation d’amour mêlée de haine entre Willy et Colette est une histoire d’exploitation abusive et de perversité mais qui n’est pas dénuée d’initiation et de tendresse, malgré les innombrables défauts de ce mari volage. Leur relation a d’ailleurs duré plusieurs années certainement parce que Willy a permis une liberté sexuelle inédite — bien qu’assez relative — à sa femme.
La fureur de vivre, bi
Au milieu des questions de droits d’auteur et de commercialisation de l’œuvre, Colette met également en avant l’incroyable liberté de mœurs de l’écrivaine. La jeune femme découvre assez vite l’infidélité totalement assumée de son mari qui se défend en arguant du fait qu’il est un homme. Pas convaincue du caractère inné de l’infidélité masculine, Colette décide elle aussi d’aller voir ailleurs, sous les jupons de Georgie Raoul-Duval (Eleanor Tomlinson). Une liaison que Willy valide car s’il interdit à sa femme de le tromper avec un autre homme, le fait de l’imaginer avec une femme l’excite plutôt. Hypocrite jusqu’au bout, Willy cache d’ailleurs qu’il couche également avec Georgie. Ce trio scandaleux se retrouvera tout naturellement sous la plume de Colette dans un épisode de Claudine. Nul doute que le couple d’écrivains serait de nos jours régulièrement en une de la presse à scandale. Mais, au-delà des rapports ambigus avec son mari, Colette dévoile une femme assumant sa bisexualité, chose impensable à l’époque. Colette a notamment une relation avec Mathilde de Morny (Denise Gough), marquise de Belbeuf — connue sous le nom de Missy —, lesbienne qui s’habillait et se comportait comme un homme. Le film arrange sur ce point quelque peu la réalité et fait coïncider cette relation avec la période où Colette est encore en couple avec Willy, bien qu’elle se soit déroulée après leur rupture en 1906. Quoi qu’il en soit, cette relation en dit long sur la mentalité de l’auteure à l’époque, prête à défier une société patriarcale et homophobe étouffante, de la même façon qu’elle a su tenir tête à son mari. Souhaitant s’essayer au music-hall, c’est en embrassant Missy un soir sur la scène du Moulin Rouge que Colette déclenche un nouveau scandale. Elle provoquera également en dévoilant un sein sur scène alors que les chevilles féminines étaient encore jugées trop provocantes à l’époque. Colette capte parfaitement — avec l’aide de l’interprétation appliquée de Keira Knightley — l’esprit frondeur de cette écrivaine dont la réputation sulfureuse la priva d’un enterrement religieux refusé par l’Église catholique (plus soucieuse — déjà à l’époque — de la vie sexuelle des femmes que de ses problèmes internes). Consolation bien méritée, Colette fut la seconde femme — après Sarah Bernhardt — à être honorée par des obsèques nationales. Et, sait-on jamais, peut-être s’amuse-t-elle de découvrir, depuis la 4ème division du cimetière du Père-Lachaise où elle repose, qu’après son œuvre sa vie privée est devenue une source d’inspiration pour le cinéma ?
Biopic classique mais bien mené, Colette explore l’éclosion d’une jeune femme bien décidée à être reconnue pour son œuvre et ce qu’elle est, quitte à devoir choquer le monde entier. Une lettre d’amour passionnée à l’écrivaine dont l’audace continue d’inspirer le combat — toujours d’actualité — pour aimer librement.
> Colette, réalisé par Wash Westmoreland, Royaume-Uni – États-Unis, 2018 (1h51)